Annoncée en grande pompe, la conférence de Genève II n’a enregistré aucune percée significative, si ce n’est l’ouverture d’un long processus politique qui devra, à terme, inclure l’opposition interne. Sur le terrain, l’armée syrienne poursuit sa lente reconquête qui déterminera vraisemblablement le cours des négociations à venir, et les Etats-Unis ont repris les livraisons d’armes à certains groupes d’insurgés.
Les délégations syriennes de l’opposition et du régime sont arrivées en Suisse avec des agendas différents et contradictoires, reflétant, à un certain degré, ceux de leurs parrains internationaux respectifs: les Etats-Unis et la Russie. Pour les opposants, il s’agissait de négocier la formation d’un gouvernement de transition doté de pleins pouvoirs et, surtout, de réussir là où les rebelles ont échoué, à savoir le départ de Bachar el-Assad. Le régime, pour sa part, a voulu faire de la conférence une tribune pour lancer une guerre totale contre le terrorisme jihadiste, dans une tentative de réitérer le précédent algérien des années 1990, qui avait permis au régime de se maintenir au pouvoir.
Pendant une semaine, les négociations ont tourné en rond. Les protagonistes se sont tendu des pièges, lancé des accusations mutuelles et tourné en dérision les différentes propositions qui ont circulé sur la table des négociations, sans faire montre de souplesse. En signe de mépris mutuel, les deux parties ont réduit leurs représentations respectives et se sont parlé par l’intermédiaire de Lakhdar Brahimi, évitant tout contact direct.
Une conférence boycottée
Dès l’ouverture des négociations, le chef de la délégation gouvernementale, Bachar el-Jaafari, a mis à l’épreuve la crédibilité des opposants venus à Genève, en leur demandant s’ils jouissent «d’une quelconque influence auprès des combattants de l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (EIIL), du Front al-Nosra, ainsi que des autres factions rebelles pour que les deux parties puissent se mettre d’accord sur les zones de cessez-le-feu et sur une liste des détenus pour l’échange de prisonniers».
En remettant en cause la représentativité de la délégation de l’opposition, le chef de la délégation syrienne a voulu montrer la futilité des négociations. Fragmentée, divisée et en proie aux conflits entre ses parrains régionaux, notamment l’Arabie saoudite et le Qatar, l’opposition représentée à Genève par la seule Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR) avait suscité de violentes réactions. Quarante-cinq de ses membres avaient fait défection pour protester contre la conférence, mais surtout contre la récente réélection du pro-saoudien Ahmad el-Jarba. Le Conseil national syrien (CNS) a également boycotté la rencontre.
Le 6 janvier, le chef de la direction militaire du puissant Front islamique, Zahran Allouche, menaçait sur Twitter «d’inclure les participants à Genève II dans la liste des personnes recherchées», avant de baisser le ton sous la pression de Riyad.
Le Parti démocratique kurde (PYD), dont l’aile militaire contrôle le Kurdistan syrien, a également boycotté la réunion. «Les participants à la conférence ne nous représentent pas», écrivait sur Facebook le porte-parole du PYD, Khaled Issa, à la veille de Genève II. «Les décisions qui seront prises n’auront aucune validité juridique dans la zone autonome du Kurdistan», souligne-t-il.
Le Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CNCD), qui représente la plus importante Coalition de l’opposition, basé à l’intérieur de la Syrie, a également refusé de se rendre en Suisse. Ses codirigeants, Hassan Abdel-Azim et Haïssam Manaa, estimant que les conditions nécessaires à la réussite de la conférence n’étaient pas réunies, ont refusé de figurer dans la délégation de la Coalition. C’est également le cas de Louaï Hussein. Le chef du Courant de l’édification de l’Etat (CEE) déclarait à L’Hebdo Magazine à la veille de l’événement que «Genève 2 échouera car il ne prévoit rien à part des rencontres entre les délégations du régime et de l’opposition».
Même si quatre des dix-huit membres de la délégation de l’opposition représentaient les brigades du Front des révolutionnaires syriens (FRS) et l’armée des Moudjahidin, il reste que cette représentation purement symbolique, exigée par l’Arabie saoudite, visait seulement à doter la Coalition d’une légitimité qui lui manquait. Le chef du FRS, Jamal Maarouf, déclarait le 26 janvier dernier au quotidien saoudien al-Charq al-awsat que ses «combattants ne respecteront aucun cessez-le-feu avec l’armée et aucun accord qui ne prévoit le départ de Bachar el-Assad».
Une seule exception a brisé ce boycott massif. La Brigade al-Haq, l’une des six formations militaires du Front islamique, a apporté son soutien à la conférence, et pour cause. Son chef, le cheikh Abou Rateb, qui codirige également le Conseil militaire de la vieille ville assiégée de Homs, espérait briser l’étau imposé, depuis juin 2012, par l’armée aux poches rebelles qu’il contrôle.
Cessez-le-feu à Homs
C’est dans ce cadre qu’intervient la proposition avancée par la Coalition, visant à conclure à titre de «mesure de confiance» un cessez-le-feu à Homs, où sont retranchés, depuis plus d’un an et demi, près de 600 combattants et autant de civils. La délégation de la Coalition, présidée par Hadi el-Bahra, a affirmé que les milices des zones assiégées se seraient engagées à respecter un éventuel cessez-le-feu conclu à Genève et à faciliter le départ des civils et l’acheminement de l’aide alimentaire. Propos aussitôt démentis par le porte-parole du Front islamique, Islam Allouche, qui codirige avec Abou Rateb les poches rebelles de Homs et selon lequel sa formation n’aurait pris aucun engagement auprès de la Coalition (as-Safir, 26 janvier 2014). Ces contradictions reflètent les désaccords qui déchirent les forces de l’opposition sur le terrain.
De son côté, la délégation du régime a rejeté un cessez-le-feu limité aux seules poches rebelles de Homs, soupçonnant la Coalition de vouloir réaliser d’une pierre deux coups: sauver les combattants encerclés dans la vieille ville et enregistrer un succès «humanitaire» qui la doterait d’une crédibilité susceptible de lui conférer le statut de négociateur légitime. Et c’est justement cet objectif que la délégation du régime a tenu à mettre en échec en évitant d’offrir un cadeau à peu de frais à la Coalition.
En revanche, la délégation gouvernementale a accepté d’autoriser l’évacuation de tous les civils de la vieille ville de Homs et d’acheminer de l’aide alimentaire à ceux qui auront choisi de rester en vertu d’un accord mis en œuvre depuis janvier 2013 avec les Nations unies, baptisé Syria Humanitarian Assistance Response Plan (Sharp), qui consiste à venir en aide aux populations assiégées, aux sans-abri et aux réfugiés. Elle a également exigé de l’opposition de faire pression sur les milices islamistes pour briser le blocus imposé aux villes de Nobol et Zahra à Alep, de Foua à Idlib, ainsi que la ville de Adra dans le Qalamoun, où près de 70 000 civils encerclés par les forces de l’opposition sont menacés de famine.
«Le régime tente de se dérober de Genève I qui prévoit la formation d’un gouvernement de transition doté de pleins pouvoirs», a déclaré pour sa part l’opposante Rima Fleihan.
Nouveaux rapports de force
Face à ce blocage politique, les Etats-Unis ont annoncé la reprise de l’acheminement d’armes aux milices islamistes qualifiées de «modérées» pour faire contrepoids à l’armée syrienne et aux groupes liés à al-Qaïda, notamment l’EIIL.
Depuis la déroute et le démantèlement, presque complet, des milices de l’Armée syrienne libre, dont la majorité embrassait déjà des idéologies islamistes, le responsable américain du dossier syrien, Robert Ford, en coopération avec l’Arabie saoudite, a opté pour le soutien des groupes islamistes inféodés au royaume wahhabite et opposés à l’EIIL. C’est ainsi que sous l’impulsion de Riyad, une quarantaine de milices islamistes basées autour de Damas se sont unies, début 2013, pour former Jeich al-islam, dirigé par le cheikh Zahran Allouche. C’est également l’Arabie saoudite qui a, par la suite, poussé Jeich al-islam à rallier cinq puissantes milices salafistes du nord, notamment Ahrar al-Cham, au sein du Front islamique constitué en décembre dernier. C’est justement ce front que Washington soutient politiquement et militairement en Syrie à l’heure actuelle.
A titre de rappel, Ahrar al-Cham est la première organisation à avoir accueilli des jihadistes étrangers en Syrie. Elle compte dans ses rangs des anciens dirigeants d’al-Qaïda qui avaient combattu en Afghanistan sous la direction d’Oussama Ben Laden. C’est le cas, entre autres, d’Abou Khaled el-Souri. Ahrar al-Cham combat aux côtés d’autres brigades, dont Souquour al-Ezz, basée au nord de la province de Lattaquié et dirigée par un cheikh saoudien, Abdel Wahed (alias Saqer al-Jihad), également un Arabe d’Afghanistan, fort d’une expérience de vingt-cinq ans de jihadisme intégriste. Abdel Wahed est arrivé en Syrie dès les premiers mois de la crise, en 2011, et a fondé la brigade Souqour al-Ezz dont la fonction principale consiste à établir une base d’accueil pour les jihadistes étrangers en Syrie à partir de laquelle ils sont redéployés aux quatre coins du pays.
L’armée progresse
C’est aussi le cas du mouvement Cham al-Islam. Fondé il y a moins d’un an par Ibrahim Ben Chaqroun, autrefois détenu par l’armée américaine dans la prison de Guantanamo. Cette brigade gravite également dans l’orbite du Front islamique. Elle regroupe des centaines de combattants d’al-Qaïda dont Ahmad el-Alami, autre ancien prisonnier de Guantanamo tué récemment par l’armée syrienne.
Souquour al-Cham, l’une des cinq formations du Front islamique, inclut également dans ses rangs des jihadistes étrangers, dont le Français Abou Hajjar, qui dirige la branche de ce mouvement dans le nord d’Idlib. Abou Hajjar s’est officiellement allié à l’EIIL depuis le début des combats qui déchirent les groupes islamistes au nord de la Syrie.
D’autres organisations gravitent aussi dans l’orbite d’al-Qaïda, dont les Brigades Souqour al-Ezz, Jound al-Aqsa, la Brigade al-Khadra, Foursan al-Sahaba, le Mouvement Cham al-Islam, qui entretiennent des contacts parfois étroits avec le Front islamique.
C’est avec ces brigades et ces combattants dits «modérés» que l’ambassadeur des Etats-Unis, Robert Ford, compte désormais démocratiser la Syrie, combattre l’armée syrienne et évincer les jihadistes et al-Qaïda du nord et de l’est du pays. A cet effet, Ford, conseillé par l’Arabie saoudite, a rencontré à Antioche en novembre et décembre des chefs d’Ahrar al-Cham, de Souquour al-Cham, du Liwa al-Tawhid, ainsi que les principaux chefs du Front islamique.
Face aux combats qui opposent les «frères ennemis» salafistes, l’armée syrienne accélère ses avancées dans le nord. A Alep, basée à l’ouest et au sud de la ville, elle progresse et occupe désormais la périphérie est, à partir de laquelle elle semble en passe de compléter l’encerclement des zones rebelles d’Alep-Est. Pour la première fois, depuis un an, l’armée a franchi la ligne de démarcation en reprenant le quartier de Karm al-Qaser et elle se positionne actuellement à l’entrée d’al-Mayssar, Marjeh et al-Jazmati où les combats font rage. Les troupes syriennes semblent déterminées à poursuivre leur entrée dans l’ancienne capitale industrielle du pays. Ces percées leur permettront de diviser en deux le secteur est et de reprendre l’autoroute qui relie le centre-ville à l’aéroport, qui vient de rouvrir, après que l’armée eut éloigné les rebelles dans un rayon de 30 km. Au nord, l’armée est arrivée à l’entrée du quartier Boustan al-Bacha et de la zone industrielle de cheikh Najjar, principal point de ravitaillement des milices du Front islamique et du Front al-Nosra, qui se partagent actuellement ce secteur d’Alep. L’objectif prochain des troupes gouvernementales consiste à couper les secteurs rebelles d’Alep de leur base arrière turque au nord, et d’Idlib au sud-est.
Les progrès de l’armée expliquent, entre autres, l’intransigeance du régime syrien face à l’opposition à Genève. L’assurance retrouvée du pouvoir est renforcée par un contexte régional qui penche en sa faveur. Face à la montée des milices salafistes de tout bord, les pays régionaux, l’Europe et les puissances internationales réalisent les dangers que constitue leur soutien aux jihadistes de l’opposition, un appui qui n’est pas sans rappeler le drame afghan des années 1980, lorsque Washington, Riyad et Islamabad soutenaient les Moudjahidin de Ben Laden contre l’armée soviétique.
Ainsi, le président turc Abdallah Gül a affirmé la nécessité de changer la politique syrienne de la Turquie. Qatar ainsi que les pétromonarchies du Golfe baissent le ton, à l’exception de l’Arabie saoudite.
La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Espagne, inquiètes de la présence de près de 3 000 jihadistes occidentaux en Syrie, ont renoué avec les services du renseignement syrien. Le 21 janvier, un quotidien français mentionnait des sources informées selon lesquelles «la France, comme d’autres pays européens, s’est rapprochée du chef de la Sûreté générale (syrien) Ali Mamelouk (…). Objectif: chercher des informations sur les quelque 1 000 à 2 000 jeunes Européens partis se battre en Syrie, la plupart aux côtés d’al-Qaïda (…). C’est l’Elysée qui a piloté l’opération de rapprochement, via un ancien chef de la DGSE, grand expert des affaires syriennes, qui s’est rendu, semble-t-il, à plusieurs reprises à Damas». Selon Wall Street Journal, Londres a envoyé à Damas l’été dernier un ancien responsable des services de renseignements extérieurs. Madrid et Berlin ont repris, de leur côté, le chemin de Damas.
Vers un Genève III
Les Etats-Unis optent pour la fuite en avant, annonçant la reprise de l’acheminement des armes aux jihadistes du Front islamique. Cette initiative, vouée à l’échec, ne fera que prolonger le drame syrien, accentuer le danger extrémiste et finira par pousser les protagonistes internationaux à se rapprocher des thèses russes, qui préconisent depuis plus d’un an l’ouverture des pays occidentaux à l’opposition laïque basée à Damas et l’élargissement de la représentation de l’opposition pour y inclure les véritables forces démocratiques du pays. D’ores et déjà, plusieurs observateurs arabes accusent l’ambassadeur Robert Ford de désinformer son ministre John Kerry en suivant aveuglément la politique de Riyad en Syrie.
Si Genève II a été un échec, il aura du moins servi à rectifier le tir en vue de Genève III qui se tiendrait en présence d’une opposition plus démocratique et plus représentative que la délégation de la Coalition. Et, surtout, en présence d’une communauté internationale moins encline à soutenir le jihadisme international.
Talal El-Atrache
Le drame de Yarmouk
A Yarmouk, le plus important quartier
palestinien de Syrie, des milliers de civils font face à la famine dont ont été victimes 76
personnes. Le régime et l’opposition se rejettent mutuellement la responsabilité du drame et du blocage de l’aide alimentaire. L’opposition accuse le régime de vouloir affamer les civils pour obliger les rebelles à se rendre, alors que le pouvoir accuse les rebelles d’entraver l’acheminement des vivres en insistant à les recevoir eux-mêmes.
Réconciliations autour de Damas
Parallèlement aux combats qui font rage au nord, les médiations, engagées par des dignitaires et des personnalités influentes entre l’armée et les rebelles, ont abouti à des résultats partiels à Damas. A Moaddamiyé, les combattants se sont rendus après un siège militaire de plusieurs mois qui a placé les civils au bord de la famine. A Barzé, dans le nord-est de la capitale, le dénouement de la crise s’est fait à l’amiable. Une entente entre l’armée et les milices de l’opposition a permis à l’Etat de restaurer son autorité, ainsi que les services publics dans le quartier. Les combattants qui se sont rendus ont bénéficié d’une amnistie. Plus au sud, dans le quartier de Qaboun, les rebelles, encouragés par le succès de la médiation à Barzé, sont en passe de conclure une entente avec l’armée.
A l’est, dans les localités de Babila et Beit Sahem, qui longent la route de l’aéroport, ainsi que le camp palestinien de Yarmouk dans son flanc est, un accord en gestation prévoit la livraison des armes lourdes par les rebelles à l’armée. Les insurgés auront le choix de rester à l’intérieur de leurs
quartiers, ou de se rendre et de bénéficier d’une amnistie. Le pouvoir présente ces
initiatives comme des succès face à l’échec de l’approche adoptée par les Occidentaux aussi bien à Genève que sur le terrain. Il vise aussi à encourager les plus hésitants qui seraient prêts à se rendre si des garanties leur étaient accordées par l’Etat.