Confrontée depuis huit semaines à un mouvement de contestation de l’opposition sans précédent, l’Ukraine semble plonger dans l’impasse. Le tout sous forme de guerre d’influence entre l’Union européenne et les Etats-Unis d’un côté, et la Russie de l’autre.
Il est finalement revenu aux affaires lundi. Lui, c’est Viktor Ianoukovitch, président de l’Ukraine, qui était − officiellement du moins − parti en congé maladie durant quatre jours. Une absence que certains estiment plus diplomatique qu’autre chose. La tête de l’Etat ukrainien ne va pas fort. Son président est plus contesté que jamais, le gouvernement est démissionnaire, tandis que le Premier ministre nommé par intérim, apparaît comme un membre de la garde rapprochée d’Ianoukovitch. A cela, s’ajoute une économie au bord de la faillite, mais aussi une probable dévaluation de la monnaie nationale. Enfin, histoire de compliquer les choses encore un peu plus, l’Ukraine est devenue le théâtre d’un nouvel affrontement entre l’Est et l’Ouest.
Bref, la situation pourrait difficilement être pire en Ukraine, après plus de deux mois de contestation sans précédent, qui ont vu, Kiev, la capitale, se transformer en champ de bataille entre opposants et membres des forces armées.
C’est une décision purement économique qui a enclenché cette crise politique. Pour mieux comprendre la dégradation de la situation du pays, il faut remonter deux mois en arrière. Le 21 novembre, le président Viktor Ianoukovitch crée la surprise: après cinq années de négociations, il annonce qu’il ne signera pas l’accord d’association avec l’Union européenne (UE) la semaine suivante, au sommet de Vilnius (Lituanie). L’économie du pays est mal en point avec, notamment, une dette publique représentant 43% du PIB. Là où l’UE propose un accord d’association pas forcément très lucratif assorti d’un plan d’aide de 610 millions d’euros, et tandis que le Fonds monétaire international (FMI) tergiverse sur l’aide à accorder, la Russie de Vladimir Poutine propose, elle, un prêt attractif de 15 milliards de dollars. A Kiev, le calcul est vite fait. En sus, Moscou accepte le 17 décembre de réduire d’un tiers le prix de ses livraisons de gaz à l’Ukraine.
Visiblement désireux de se défaire de la mainmise russe, les Ukrainiens descendent dans la rue. La première manifestation se tient le 24 novembre, place Maïdan, qui signifie «indépendance». Très vite, la contestation prend une autre tournure, plus violente, quand les forces de police sont chargées de disperser les manifestants, dès le 30 novembre. Comme les Egyptiens l’avaient fait place Tahrir, les opposants ukrainiens s’organisent et montent des camps en plein centre de Kiev, malgré la répression et le froid. Le 16 janvier dernier, nouveau tournant. Le Parlement adopte des lois répressives, considérées «liberticides» par les opposants, contre les manifestants, susceptibles d’être condamnés à des peines de prison. Il n’en faudra pas plus pour que les rassemblements se durcissent et que les violences aillent crescendo. L’opposition, menée initialement par trois hommes aux parcours dissemblables,
− l’ancien boxeur Vitali Klitschko, chef du parti libéral Udar, l’ex-ministre Arseni Iatseniouk et l’ultranationaliste Oleh Tiahnybok, chef du parti Svoboda −, réclame désormais le départ du président ukrainien, pourtant élu au suffrage universel en 2010.
Visiblement soucieux de calmer les esprits, Viktor Inaoukovitch annonce le 24 janvier dernier, l’amendement des lois répressives lors d’une session extraordinaire qui devait se tenir ce mardi. Il évoquait aussi un remaniement ministériel. Mardi justement, avant la réunion des députés ukrainiens, Ianoukovitch a fait savoir, par la voix de son représentant au Parlement, Iouri Mirochnitchenko, qu’il pourrait accepter la tenue d’élections législatives et présidentielle anticipées. Une option évoquée lors de sa rencontre avec les députés de son propre parti, le Parti des Régions, et qui pourrait permettre de dénouer la crise.
Une union eurasienne?
Mais cela sera-t-il suffisant? Car la crise ukrainienne ne se limite pas à des enjeux économiques purement internes. L’Ukraine est devenue le théâtre d’une lutte d’influence entre l’Est, représenté par la Russie et l’Ouest, avec une Union européenne main dans la main avec les Etats-Unis.
Pour Moscou, l’Ukraine représente une mise importante sur le plan économique. En 2012, 5,2% du total de ses exportations allaient en Ukraine. C’est aussi vrai dans l’autre sens, puisque Kiev réalise environ le tiers de son commerce extérieur avec la Russie. Un constat qui, associé à la dépendance énergétique ukrainienne, permet à Moscou d’exercer des pressions politiques. Si jusqu’à récemment, 80% du gaz russe destiné à l’Europe transitait par l’Ukraine, ce n’est plus tout à fait vrai depuis 2012, avec la mise en place du gazoduc North Stream qui relie la Russie à l’Allemagne, via la mer Baltique. Mais Kiev demeure tout de même un pion important dans l’échiquier russe. Car Vladimir Poutine poursuit un objectif économique qui lui tient à cœur: la création d’une union eurasienne à horizon 2015. Une nouvelle zone d’influence qui pourrait négocier sur un pied d’égalité avec l’Union européenne. Par ailleurs, s’il n’apprécie pas plus que cela la personnalité d’Ianoukovitch, le maître du Kremlin craindrait qu’une victoire de l’opposition en Ukraine ne donne des ailes à ses opposants en Russie.
Pour autant, s’il a critiqué l’ingérence des pays européens dans la crise ukrainienne, lors du sommet UE-Russie qui s’est tenu à Bruxelles le 28 janvier, Vladimir Poutine s’est voulu moins offensif qu’à son habitude. «La Russie respectera la souveraineté de tout Etat, y compris ceux qui ont surgi de l’effondrement de l’Union soviétique, a-t-il ainsi affirmé. Et nous discuterons avec tout gouvernement» qui pourrait sortir d’un changement démocratique. Des déclarations apaisantes qui ont soulagé l’UE, cela va sans dire. Toutefois, le spectre de la dette gazière ukrainienne − 3,35 milliards d’euros! − continue de planer, au cas où l’opposition arriverait au pouvoir.
Mais pour le moment, à Moscou, la tactique consisterait aussi à ne pas jeter de l’huile sur le feu, ni provoquer d’épreuve de force, alors que les Jeux olympiques de Sotchi doivent commencer ce week-end (voir page 50). Ianoukovitch est donc appelé à faire des concessions. De sa capacité à lâcher du lest envers l’opposition, dépendra son avenir, mais aussi celui de l’Ukraine. Il devra, entre autres choses, installer un gouvernement et mettre fin à la contestation populaire. Autant de choses qui ne seront pas aisées, car les leaders initiaux de l’opposition ne parviennent pas à rassembler sous leur houlette l’ensemble des mouvements contestataires qui occupent toujours la rue, sous la bannière du mouvement Euromaidan.
En attendant, l’Union européenne et les Etats-Unis se sont remis autour de la table pour proposer un Plan d’aide financière à l’Ukraine. Lors de la 50e Conférence sur la sécurité organisée à Munich le week-end dernier, le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, n’a pas mâché ses mots. «Les Etats-Unis et l’Union européenne se tiennent au côté du peuple ukrainien dans son combat», pour se rapprocher de l’Europe. Ils se battent pour le droit de s’associer à des partenaires qui les aideront à réaliser leurs aspirations. Ils considèrent que leur avenir ne dépend pas d’un seul pays», a-t-il lancé, après avoir rencontré les leaders de l’opposition, invités eux aussi. Des propos qui n’ont pas plu à son homologue russe Sergueï Lavrov qui a rétorqué plus tard: «Qu’est-ce que l’incitation à la protestation violente a à voir avec la promotion de la démocratie?».
Forte du soutien désormais franc du collier de l’allié américain, la chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, a annoncé, peu après, que Etats-Unis et UE travaillaient de concert sur un «plan ukrainien», «afin d’améliorer la situation». Dans une interview accordée au Wall Street Journal, elle a précisé que cette aide «dont les chiffres ne seront pas modestes», porterait sur différents secteurs de l’économie, avec des «garanties» financières, des aides à l’investissement ou encore le soutien à la monnaie ukrainienne. Mais ce plan serait assorti de conditions, comme l’engagement de réformes politiques et économiques profondes, ou encore la fin des violences. «Après la formation d’un gouvernement technique et quand le pays reprendra la voie de la reprise économique via le FMI», a expliqué de son côté la porte-parole du département d’Etat, Jennifer Psaki. Le plan pourrait être dévoilé le 10 février, lors d’une réunion des 28 ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne. Au préalable, Catherine Ashton s’est rendue une nouvelle fois mardi, à Kiev, pour y rencontrer Ianoukovitch et sans doute les chefs de l’opposition. Une question reste toutefois entière: l’Union européenne et les Etats-Unis parviendront-ils à rivaliser avec l’offre financière de Moscou? Rien n’est moins sûr.
Jenny Saleh