Magazine Le Mensuel

Nº 2938 du vendredi 28 février 2014

Editorial

Pourquoi il n’y a pas de guerre

Toujours en retard d’une note dans la lecture des développements, de nombreux politiciens locaux ont tardé à saisir les intentions des grandes puissances concernant le Liban. Prisonniers de leurs interprétations erronées, otages de leurs faux calculs, incapables de comprendre le sens des événements, ils ont failli rater le coche et poursuivre leur course folle vers le précipice. S’ils y fonçaient tout seuls, nous nous serions contentés de les regarder, impassiblement, s’écraser au fond de l’abîme. Certains se seraient même réjouis de cette occasion inespérée d’en finir une fois pour toutes avec ces «indégommables» parasites politiques, qui ont survécu à toutes les guerres et les crises qu’ils ont provoquées, avant d’en ressortir plus voraces et insatiables qu’auparavant. L’ennui, c’est qu’ils nous entraînaient dans leur chute vertigineuse, insensibles à nos protestations et indifférents à nos supplications.
Comme ils avaient un mal fou à déchiffrer les signaux envoyés par les capitales concernées, il a fallu les leur faire avaler sous forme de conseils ou de souhaits, transmis par des diplomates ou des émissaires. Les récalcitrants ont été mis dans le rang à coups d’instructions hurlées au téléphone. Ils tiennent aujourd’hui un discours à l’opposé de celui qu’ils débitaient hier. Ces malheureux ne savent toujours pas ce qui leur est arrivé, et il faut espérer qu’ils le comprendront avant qu’ils ne soient sommés, une nouvelle fois, de revenir à leurs anciens propos.
Dans la catégorie des irrécupérables, il y a les entêtés et les bornés. Ceux-là ne veulent rien entendre ni comprendre. Comme des acteurs tombés amoureux de leur rôle, ils ne parviennent plus à faire la distinction entre la réalité et la fiction et s’enferment dans le déni et le fourvoiement. Ces déphasés évoluent en marge de l’événement principal, tout en croyant y tenir le premier rôle. Leur erreur de jugement leur vaudra d’être éjectés de l’histoire et parfois de la géographie.
L’erreur impardonnable des entêtés et des bornés c’est qu’en procédant à une surévaluation de leur propre personne, il leur devient difficile de faire marche arrière ou de s’adapter aux changements. Ils s’imaginent posséder des marges de manœuvre aussi confortables que celles de personnalités du calibre de Saad Hariri ou de Hassan Nasrallah, qui leur permettent de faire des virages de 180 degrés sans être obligés de se contorsionner pour expliquer leurs nouveaux choix à leurs bases populaires. Le premier n’a eu aucun mal à oublier sa condition du retrait du Hezbollah de Syrie avant de siéger à ses côtés dans un même gouvernement. Le second a abandonné avec autant de facilité son exigence d’un gouvernement selon la formule 9-9-6, pour accepter celle des 3×8.
Le fait que le Liban n’ait pas encore sombré dans un chaos généralisé et sanglant, en dépit de la gravité de la crise syrienne, est dû à deux facteurs. Premièrement, l’existence d’une volonté internationale de préserver un minimum de stabilité dans le pays. Deuxièmement, l’existence de personnalités assez responsables pour avoir su saisir cette occasion au moment opportun. L’hypothèse, selon laquelle la guerre n’a pas encore éclaté car les Libanais n’en veulent pas ou ne souhaitent plus se battre entre eux, est irrecevable. Le nombre d’armes et de miliciens, la haine implacable que se vouent les protagonistes, les tensions communautaires exacerbées comme elles ne l’ont jamais été depuis plus d’un millénaire et l’importance des enjeux géopolitiques, sont autant d’ingrédients suffisants pour mettre le feu aux poudres en un battement de paupières. Mais la guerre civile a besoin d’une dynamique qui doit ensuite être enclenchée. Cela n’est pas en train de se produire car les grandes puissances n’ont aucun intérêt à voir émerger un foyer de tension supplémentaire, qui transformerait l’ensemble de la région en un immense champ de bataille.
Le chaos est parfois favorisé, encouragé ou provoqué par les grandes puissances. Il doit cependant rester gérable pour ne pas tout consumer sur son passage… les cendres n’intéressent personne.

Paul Khalifeh

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