Une semaine après la destitution du président Victor Ianoukovitch et la libération de son opposante Ioulia Timochenko, la Russie avance à son tour ses pions et mobilise ses troupes en Ukraine. La crise ukrainienne, résultat d’un bras de fer entre la Russie et l’Occident, n’en finit pas d’attiser les tensions et les divisions dans ce pays.
Intimider l’adversaire, en gonflant les biceps, sans les utiliser. C’est la tactique qu’a décidé d’adopter Vladimir Poutine en Ukraine, en réponse à l’éloignement de l’Ukraine du giron russe que laissaient présager les récents événements.
Depuis novembre 2013 et le refus de Victor Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne, les manifestations se sont multipliées à Kiev et dans d’autres grandes villes de l’ouest ukrainien. Au terme de trois mois d’émeutes, le président Victor Ianoukovitch a pris la fuite le 22 février, après une dernière journée d’extrême violence, faisant au moins 80 morts. Dans les heures qui ont suivi, la police s’est rangée aux côtés des émeutiers de la place de l’Indépendance et le Parlement a destitué le chef de l’Etat, élu en 2010. Le soir même, l’ancienne dirigeante Ioulia Timochenko, libérée de prison, s’adressait à la foule.
Le Parlement a fixé au 25 mai la tenue d’élections présidentielles. Vitali Klitschko, l’ancien champion de boxe et figure éminente de l’opposition, a déjà annoncé sa candidature. Les députés ont aussi décidé le retour à la Constitution de 2004 qui donne moins de pouvoir au président. Un Premier ministre du gouvernement de transition a été désigné en la personne d’Arseni Iatseniouk, pro-européen et membre du parti d’Ioulia Timochenko. Il va devoir diriger un pays menacé par la faillite. Le nouveau ministre des Finances, Iouri Kolobov, a estimé que le pays aurait besoin de 26 milliards d’euros en 2014 et 2015.
Les discours tenus par les nouveaux dirigeants en place à Kiev ont réveillé les passions, rendant le risque d’implosion de plus en plus préoccupant. Une loi visant à retirer le russe des langues officielles ukrainiennes a été particulièrement mal perçue dans les régions russophones de l’ouest ukrainien.
Qu’on le veuille ou non, l’Ukraine est dans le champ gravitationnel de la Russie, géographiquement, pour sa dépendance énergétique, pour son histoire et sa situation linguistique.
Les demandes formulées à Maidan, et attisées par les opposants politiques devenus dirigeants, constituent une prise de risque avec l’histoire et le grand voisin russe.
N’oublions pas que l’Ukraine a été le théâtre des plus grandes batailles de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et que Staline, pour y combattre le nazisme et asseoir sa domination, y a organisé de grandes famines. Les manifestants d’extrême droite, ultra-violents (ils comptent le plus grand nombre de morts parmi les manifestants), qui arboraient à la place Maidan des croix gammées, sont définitivement antirusses, mais certainement pas pro-européens. Ils ont profité de la pagaille ambiante pour faire entendre leur voix et déchaîner leur passion.
Instabilité contrôlée
C’est dans ce contexte d’instabilité, de tension et de remise en cause de son influence, que le président russe a décidé d’abattre ses cartes.
Après avoir reçu l’aval de la haute chambre du Parlement russe, Vladimir Poutine a décidé d’envoyer des troupes en Ukraine, dans la région autonome de Crimée, où il dispose déjà d’une importante base navale. Les drapeaux russes flottent désormais sur les institutions de la région, où des hommes armés, en uniformes militaires mais sans insignes russes, ont pris leurs quartiers. La Russie aurait déjà envoyé plus de 16 000 soldats en Crimée depuis le 26 février. Deux frégates anti sous-marines russes ont par ailleurs pris position au large des côtes de Crimée.
Du côté de Kiev, le nouveau gouvernement perçoit cette manœuvre comme une «déclaration de guerre». Le Parlement a mis son armée en état d’alerte maximale. Il a par ailleurs demandé au ministère de l’Intérieur de mobiliser tous ses réservistes.
Depuis le début des bouleversements, les Etats-Unis répètent qu’ils soutiennent totalement le nouveau gouvernement ukrainien. Le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, s’est d’ailleurs rendu en personne à Kiev mardi, pour sa première visite en Ukraine. Pendant que Sergueï Lavrov rassure son homologue Kerry sur les intentions de son pays, les troupes se positionnent en Crimée. Un ancien ambassadeur américain résume la situation ainsi: «Poutine part avec un avantage majeur et les Américains peinent à le rattraper». En guise de désapprobation, les membres du G8 font planer la menace d’un boycott de leur prochaine réunion, censée se dérouler à Sotchi, ville russe organisatrice des derniers Jeux olympiques d’hiver.
Les Etats-Unis misent maintenant sur l’arme économique. On insiste ici sur la chute du rouble, les sanctions économiques possibles, les investisseurs qui pourraient se retirer de Russie. Des moyens de pression pour limiter l’influence russe à long terme, mais à court terme, pas un mot sur la Crimée. L’Occident ne s’aventurera pas dans l’arrière cour de la Russie.
A l’Onu, la réunion d’urgence du Conseil de sécurité mardi a tourné au dialogue de sourds, rappelant la période de guerre froide. L’ambassadeur de Russie a présenté une lettre signée du président déchu Ianoukovitch demandant à Moscou d’intervenir. Dans le camp occidental, on accuse la Russie d’«acte d’agression», faisant référence à des pratiques et des discours «dignes de l’ère soviétique».
Moscou a tout de même accepté la proposition de Berlin de former un groupe de contact, afin de négocier une issue à cette crise.
Plus qu’un réel risque d’affrontement armé, ou d’une partition de l’Ukraine entre l’est pro-européen et l’ouest prorusse (voir encadré), le dénouement de cette crise va certainement se trouver entre grandes puissances. Le volet économique sera alors le sujet principal du dialogue entre Russes et Occidentaux. Souffrant d’un état de faillite sans précédent, l’Ukraine a désespérément besoin de financement pour se sauver. La Russie a, d’ores et déjà, proposé un prêt de 15 milliards d’euros, tandis que les Américains et les Européens sont jusqu’à présent bien plus timides, offrant à eux deux pas plus de deux milliards et demi. Si les deux camps veulent conserver leur influence et préserver l’intégrité territoriale en Ukraine, ils vont devoir s’entendre. Contre un plus grand financement du camp occidental, les experts parlent déjà d’une révision du bail de la Russie sur sa base navale de Sébastopol en Crimée.
Alors qu’avant le déploiement militaire russe, tout le monde pensait sortir l’Ukraine du giron de Moscou sans lui demander son avis, la Russie a désormais repris la crise à son avantage. C’est la tactique du pompier pyromane: souffler sur l’incendie pour mieux l’éteindre. Exacerber les tensions pour mieux apparaître ensuite comme le sauveur tout-désigné. La tactique peut sembler éculée, mais elle est infaillible. Les tumultes qui perturbent l’Ukraine représentent désormais une occasion en or de l’appliquer à nouveau.
Difficile de l’avouer, mais si la Crimée était le prix à payer pour désamorcer à bon compte la bombe ukrainienne, peu s’en offusqueraient.
Elie-Louis Tourny
Une enclave russe en Ukraine
La région autonome de Crimée résume à elle seule les particularités de l’Ukraine. Son histoire a été mouvementée, faite de changements de tutelle, de frontières, d’importants mouvements de populations et de pogroms. Elle est peuplée aujourd’hui à 60% de russophones. Si la Crimée est plus que jamais la chasse gardée de la Russie, pas question pourtant de parler de sécession, ni de rattachement à la Russie. Le parti nationaliste russe, sécessionniste, n’a remporté que 3% des suffrages aux dernières élections, tandis que le nouveau Premier ministre de la région autonome de Crimée se veut modéré. S’il a solennellement appelé la Russie à se déployer en Crimée, Sergueï Axionov ne parle pas de sécession, pas d’indépendance de la Crimée vis-à-vis de Kiev, encore moins d’un éventuel rattachement à la Russie, dont la péninsule a dépendu du XVIIIe siècle à 1954, jusqu’à ce que Khrouchtchev l’offre à l’Ukraine au sein de l’URSS. «Nous voulions une association économique avec la Russie», dit-il, au sein de l’Union eurasiatique rêvée par Vladimir Poutine. Il parle de fédéralisme à l’allemande et de «négociations» avec les nouveaux maîtres de Kiev.
Un référendum sur une plus grande autonomie de la
péninsule a été annoncé par le Parlement régional. Il est prévu pour le 30 mars.