Magazine Le Mensuel

Nº 2940 du vendredi 14 mars 2014

à la Une

Rohani ou Khamenei. Le dilemme iranien

Depuis son élection, Hassan Rohani semble déterminé à redorer 
le visage de l’Iran auprès de la communauté internationale, dans le 
dossier du nucléaire, bien sûr, mais aussi sur le plan économique. De quelle marge de manœuvre dispose-t-il vraiment? Signera-t-il une 
rupture avec l’Iran idéologique du Guide? Eléments de réponse.

Cela ne fait pas un an que Hassan Rohani a accédé à la présidence iranienne. Visiblement à l’aise, celui que l’on surnomme le cheikh-diplomate n’en finit pas de séduire à l’international. Tout en restant droit dans ses bottes et fidèle aux principes de la République islamique. Après avoir créé l’événement à New York, fin septembre, quand il avait conversé par téléphone avec Barack Obama, puis relancé les négociations sur le dossier épineux du nucléaire en novembre, Rohani a aussi fait un tabac au Forum de Davos. Avec le monde des affaires à ses pieds. L’opération séduction est en marche. Le président iranien est venu en Suisse, «pour que tout le monde sache, dit-il, que l’Iran est susceptible actuellement d’accueillir des activités économiques et qu’il y trouve un bon terreau». «L’Iran est donc prêt à recevoir de grands groupes économiques, ainsi que des entrepreneurs», ajoute-t-il. Autant dire que ces déclarations auront comblé d’aise les représentants des multinationales présents dans l’auditoire.
Rohani suit la ligne qu’il s’était fixée pendant sa campagne électorale, à savoir, tenter de mettre un terme au marasme économique qui perdure dans son pays. A Davos, il n’aura eu de cesse de valoriser le potentiel de la République islamique, avec une population jouissant d’un très bon niveau d’éducation, le plus haut de tout le Moyen-Orient.
Présenter un nouveau visage de l’Iran, au ban des nations depuis belle lurette. La tâche est ardue, mais pas impossible. Et en tout cas, démontre l’entrée de la République islamique dans une ère de pragmatisme plus ou moins assumée. Hassan Rohani a, pour lui, d’avoir été bien élu, avec plus de 51% des électeurs sur un seul tour de scrutin. Ce qui, sans doute, lui permet de manœuvrer sa barque plus ou moins tranquillement. Dans l’ombre, le Guide, Ali Khamenei, veille au grain, secondé par les Pasdarans, ces durs des durs du régime, fidèles aux fondamentaux de la République islamique.
Dans ce contexte, la question demeure de savoir jusqu’où peut aller Hassan Rohani. Quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir, pour ne pas dévier des principes du régime?

 

Un homme du sérail
Pour le chercheur français Thierry Coville, spécialiste de l’Iran à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), «on voit bien deux camps se dessiner en Iran». «Les ultras qui restent majoritaires au Parlement n’arrêtent pas de critiquer les ministres de Rohani, alors qu’ils étaient beaucoup plus calmes quand Mahmoud Ahmadinejad était au pouvoir», souligne-t-il. L’accord de six mois sur le nucléaire a, par ailleurs, été critiqué. «Le journal Keyhan, qui représente les ‘‘durs’’, tire à boulets rouges sur la politique étrangère de Rohani», rappelle Coville, «tout comme les Pasdarans qui estiment que Rohani fait trop de concessions aux Etats-Unis». Ces protestations ont toutefois été étouffées par le Guide qui a, lui-même, «validé la politique étrangère de normalisation de Rohani».

 

Une économie aux abois
Un avis que ne partage pas Ardavan Amir-Aslani, expert du Moyen-Orient et auteur de plusieurs essais sur l’Iran. «Qu’il y ait en Iran des groupes qui veuillent saboter ou saborder le rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis, souvent du fait de châtellenies économiques, c’est incontestable. Mais de là à considérer que les deux forces majeures du pays, à savoir celle issue des urnes et incarnée par Rohani et celle issue de la nature théocratique du régime, le Guide, sont en conflit, serait une erreur», juge-t-il. «Rappelez-vous que les négociations en vue d’un rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis avaient commencé en avril 2013, à Mascate (Oman), quand Ahmadinejad était encore au pouvoir», argumente Amir-Aslani. A une époque donc où l’on ignorait encore que Rohani se présenterait et remporterait l’élection. «Tous les vrais centres de pouvoir en Iran, qu’il s’agisse des milieux d’affaires, le clergé à Qom, voire même les Pasdarans, savent que le régime ne pourra survivre s’il n’est pas mis un terme aux sanctions économiques», poursuit-il. «Pour la survie du pouvoir, il faut acheter la paix sociale en donnant un avenir économique au pays». Autrement dit, malgré les désaccords, les différentes forces politiques du pays, ultras, conservateurs, modérés et réformateurs, soutiendraient, bon an mal an, les initiatives de Rohani, qui dispose en plus, d’un blanc-seing du Guide.
Pour Talal Atrissi, doyen de l’école doctorale à l’Université libanaise et spécialiste des affaires iraniennes, la dualité de l’Iran «existait déjà depuis Mohammad Khatami». «Cela ne signifie pas pour autant que ce sont deux visages contradictoires», souligne-t-il. Selon lui, «Rohani et les réformateurs savent très bien qu’ils ne peuvent pas aller au-delà d’une certaine vision du Guide». Evoquant les pourparlers d’Oman, menés à l’époque par Ali Akbar Velayati, une personnalité très proche d’Ali Khamenei, Atrissi estime qu’il s’agit là d’une «acceptation de la part du Guide suprême d’une nécessité d’ouverture sur l’Occident».
Rohani bénéficierait donc d’une conjoncture favorable, ce qui n’avait pas été le cas lors du précédent Khatami, lui aussi modéré, mais très contesté par les durs du régime.
En moins d’un an, Rohani et son chef de la diplomatie, Mohammad Javad Zarif, sont parvenus à remettre en selle des négociations moribondes sur le nucléaire, avec l’appui du Guide. Et dans le même temps, le Guide poursuit ses diatribes contre le Grand Satan américain. En restant sur sa ligne, Ali Khamenei prévient le camp réformateur de ne pas aller trop vite en besogne, tout en rassurant sa base. Il n’hésite pas à calmer ses troupes, quand elles se montrent un peu trop critiques envers Rohani. Il ménage ainsi la chèvre et le chou, ce qui lui permettra de sortir la tête haute de toutes les situations.
Pour autant, tempère Talal Atrissi, «ce qui doit être clair c’est qu’un accord sur le programme nucléaire ne signifie pas qu’il y aura forcément de bonnes relations avec les Etats-Unis, ni d’accord sur les problèmes régionaux». Le dogme de l’antiaméricanisme, comme celui vis-à-vis d’Israël, n’est pas près de tomber. En même temps, l’élection de Rohani a apporté l’équilibre nécessaire du point de vue interne, pour favoriser une normalisation, chose qui était impossible sous les mandats d’Ahmadinejad.
Une rupture entre les deux facettes du pouvoir n’est donc pas à l’ordre du jour.
Autre facteur qui pèse dans la balance, le fait que Hassan Rohani soit un homme du régime. Ardavan Amir-Aslani rappelle que le président iranien «a été pendant de nombreuses années le conseiller du Guide pour les questions de sécurité nationale». C’est aussi un proche de Rafsandjani. «Nous n’avons pas affaire à un révolutionnaire, mais à un homme du sérail», ajoute-t-il. «Rohani a participé au processus décisionnaire portant sur la mobilité hiérarchique des généraux des Pasdarans, dont les galons sont octroyés par le Guide». Un ‘‘passé’’ qui permettrait donc à Rohani de jouir «d’excellentes relations» avec les Gardiens de la Révolution. Un véritable atout pour mener à bien sa politique. «Rohani se montre plus intelligent que Khatami, car ce dernier, avec les réformateurs, voulait amoindrir le pouvoir de Khamenei. Rohani ne pose pas ce problème», ajoute Talal Atrissi.
Thierry Coville estime de son côté que «Rohani doit s’imposer dans la lutte politique interne en montrant que sa stratégie de normalisation est payante sur le plan économique».
A cause des sanctions internationales, l’économie iranienne est moribonde, avec un taux de chômage avoisinant les 22% et une inflation galopante, proche des 50%. Avec le départ des multinationales étrangères, ce sont les Pasdarans qui ont mis la main sur l’économie. Selon Amir-Aslani, «on considère que 80% de l’économie iranienne est entre leurs mains». Accepteront-ils sans sourciller de voir s’échapper une manne financière conséquente, si d’aventure, les compagnies étrangères revenaient? A cette question, Amir-Aslani répond que les Pasdarans «comprennent qu’ils ont beau contrôler l’économie du pays, ils n’ont pas été capables d’enrayer la dévalorisation du rial ni d’empêcher la croissance du chômage chez les jeunes». «Ils savent aussi que sans cette ouverture, ni le pouvoir, ni les élites ne pourront espérer assurer leur pérennité dans le temps». «Les exportations pétrolières sont au plus bas historique, l’industrie est en manque de pièces, l’économie iranienne aux abois a besoin d’échanger avec le monde», souligne-t-il. Une aberration lorsque l’on sait que l’Iran dispose de la troisième réserve de pétrole au monde. Le 16 septembre, dans l’un de ses discours, Rohani avait exhorté les Pasdarans à laisser la place au secteur privé et à se contenter de trois ou quatre projets économiques. Les dents avaient alors grincé.
Toutefois, Thierry Coville souligne que les Gardiens sont devenus «pragmatiques». «Un certain nombre d’entre eux savent qu’ils ont intérêt à ce que le climat des affaires s’améliore. Dans certains secteurs, on peut supposer qu’ils sont opposés à plus de compétition avec l’extérieur», note-t-il. L’urgence économique, avec des recettes pétrolières divisées par deux, depuis 2012, et une économie en récession, semble toutefois mettre tout le monde d’accord. «Les conservateurs modérés pro-Rohani, les réformateurs et le secteur privé sont favorables à une ouverture économique». Amir-Aslani souligne que les Pasdarans sont face à un même dilemme: «Celui qui consiste à accepter que pour assurer la pérennité du régime, il n’y a point de solutions à part celles qui mettent un terme à celui des sanctions».
Le bazar de Téhéran, acteur majeur du monde des affaires, verrait lui aussi l’ouverture économique d’un bon œil. «Les hommes d’affaires sont majoritairement d’accord, mais en même temps, craignent un peu l’afflux de produits extérieurs», indique Talal Atrissi. Quant aux Pasdarans, ils ne seraient pas vraiment inquiets, étant les plus forts politiquement.
Si les sanctions ont commencé à être allégées, avec l’accord intérimaire sur le nucléaire, le retour des multinationales n’est pas encore pour tout de suite, les Américains freinant tout enthousiasme précoce. Mais déjà, Français, Britanniques, Allemands etc., semblent pressés de revenir dans ce grand marché que constitue l’Iran.
Disposé à faire des concessions d’ouverture sur l’Ouest pour préserver le régime, le Guide garde en revanche la main sur une grande partie de la politique étrangère. Pas question, par exemple, de sacrifier l’influence de Téhéran dans la région. Pour Ardavan Amir-Aslani, il n’est pas question d’un retrait du soutien iranien aux Houthites du Yémen, à la Syrie ou au Hezbollah. «L’Iran est en quelque sorte devenu le remplaçant de la France dans la protection des minorités du Levant et ailleurs au Moyen-Orient», juge-t-il. «Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer le danger islamiste vu de Téhéran. La prise de Fallouja en Irak par al-Qaïda inquiète au plus haut point l’Iran, qui voit cette menace islamiste s’approcher de ses frontières». Amir-Aslani va même plus loin. «Je pense même que le monde occidental, à l’exception peut-être de la France, ne voit pas d’un mauvais œil ce retour de l’Iran face à ce fléau islamiste que les capitales européennes connaissent, mais qu’elles n’osent pas encore trop ouvertement qualifier». Thierry Coville estime, lui aussi, qu’un lâchage iranien de ses alliés dans la région ne semble «pas très réaliste à court terme», du fait «de la lutte politique interne», mais aussi «parce que le courant modéré que représente Rohani est aussi très nationaliste». Par ailleurs, pointe Coville, «on n’est qu’au début d’un commencement de rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis. Ces derniers ne veulent pas non plus apparaître complètement alliés à la République islamique. Néanmoins, l’intégration de l’Iran comme acteur régional responsable pourrait peut-être déjà conduire à une diminution des tensions dans ces zones». Talal Atrissi partage ce point de vue. «Un compromis prendra du temps. Les Etats-Unis veulent l’aide de l’Iran, mais sans que le pays devienne trop fort. Il faut aussi replacer cela dans le contexte du rapport de force entre Washington et Moscou sur la Syrie», analyse-t-il.
En quelques mois, Rohani, que personne n’attendait là, aura réussi le tour de force de parvenir à s’entendre avec la ligne dure du régime. «La liberté d’expression et d’action qu’il s’octroie» en témoigne, juge Amir-Aslani. Bénéficiant de l’oreille du Guide, le président iranien pourrait réussir là où Mohammad Khatami avait échoué. «Il privilégie la négociation, mais semble aussi prêt à s’imposer quand il le faut», souligne Thierry Coville. Il n’avait d’ailleurs pas hésité à accuser les opposants à l’accord sur le nucléaire de «bénéficier» directement des sanctions, une attaque que ne se serait jamais permis Khatami.
Avec Hassan Rohani, la République islamique aurait donc trouvé le moyen de sauvegarder ses principes fondamentaux, tout en répondant aux attentes d’une société éreintée par les deux mandats successifs d’Ahmadinejad. Réussira-t-il pour autant à réformer en profondeur? Il est encore trop tôt pour en juger.

Jenny Saleh

L’empire du Guide
Dans le quotidien Les Echos, le chercheur Mohammad Amin, de la Fondation d’études pour le Moyen-Orient, se penche sur l’empire économique dirigé par le guide Ali 
Khamenei. S’appuyant sur une enquête de l’agence Reuters, il souligne qu’une «grande portion de l’économie iranienne évolue dans un empire économique parallèle sous l’emprise du Guide». Une composante discrète de cet empire est constituée par la fondation Setad Ejra’i’Imam, qui disposerait d’un capital évalué à… 90 milliards de dollars. Ce n’est pas tout. «Une autre composante de cet empire est la Fondation des déshérités, Boniad 
Mostazafan, qui compte des centaines de sociétés, notamment pétrolières, de 
productions, de commerces, de constructions et de finances», écrit Amin. Elle contrôlerait aussi des dizaines de mines. Une autre partie de la fondation, l’Astaneh-Qods-Razavi, aurait, quant à elle, fait main basse sur des centaines d’hôtels, de sociétés commerciales et de productions, d’immenses forêts et de terres agricoles. Quant aux Pasdarans, ils sont 
principalement présents dans les secteurs pétroliers et bancaires, ainsi que dans la construction, la production et le commerce. Ceux-ci sont dispensés de fiscalité et de tarifs douaniers pour les importations. Cette immense richesse s’apparenterait, selon Mohammad Amin, «à un trésor de guerre de la politique d’exportation de la révolution et au financement de la force Qods et du Hezbollah, entre autres.

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