Parler de Jean Issa, si on ne l’a connu que par ses billets sarcastiques, jamais vraiment méchants ou vulgaires, mais toujours critiques, est un exercice très difficile. Le journaliste à l’allure bourrue que nous avons connu à la tâche pendant presque quatre ans à Magazine était l’homme, d’apparence timide, qui ne pouvait travailler que dans l’isolement.
La fumée des cigarettes, qui ne le quittaient pas, formait un écran derrière lequel il cachait une apparence débonnaire et un intérêt indéniable pour tout ce qui se passe autour de lui et dans le monde. Premier arrivé et dernier parti, il ne relevait pas la tête de son ordinateur, traduisant avec frénésie les articles, très souvent écrits en arabe qui, à l’époque, était la langue favorite des professionnels qui couvraient le monde politique. Ses lunettes chevauchant son nez, on avait l’impression qu’il traduisait sans même lire le texte, ce qui évidemment n’était pas la réalité. Mais il avait une telle facilité et une telle rapidité à saisir le sens des phrases qu’il n’avait jamais besoin de prendre le temps de la réflexion. Grand connaisseur du monde politique avec lequel il ne frayait pas beaucoup, «pour garder, disait-il, sa liberté de pensée et d’écriture», il l’écorchait très souvent sans jamais dépasser les limites. Pour les jeunes journalistes, encore en pleine formation de l’équipe de Magazine, il n’était pas avare de son temps. Il les conseillait et les orientait sans jamais leur donner le sentiment d’être ses élèves. C’est en le côtoyant au quotidien que nous avons réussi, surtout moi, à briser le carcan qu’il s’était construit pour sauvegarder sa tranquillité à laquelle il tenait le plus. Il avait entamé sa carrière au quotidien Le Jour et l’a poursuivie dans l’Orient-Le Jour et nous avait consacré son temps largement de 1996 à 1999, et tous ceux qui l’ont suivi pendant cette période de Magazine en gardent le souvenir d’un véritable maître humaniste. D’une rare modestie dans un monde de m’as-tu-vu et où on s’arrache les places dans les hautes sphères de la politique, il demeurait à l’ombre, couvert par sa plume acerbe, ses calembours et ses phrases qui n’appartenaient qu’à lui, jamais vraiment méchantes, mais parfois incompréhensibles pour un lecteur même averti et se contentait le plus souvent pour toute signature de ses initiales J.I. célèbres et que chacun de ses lecteurs reconnaissait. Amoureux des mots, il les maniait avec un plaisir évident que l’on ressentait dans ses écrits. Jean Issa appartenait à cette école de journalistes qui ne sont guidés que par la seule déontologie professionnelle. Il ne mâche jamais ses mots, même s’il sophistique ses phrases au point de les rendre parfois incompréhensibles, tout en leur conservant une sorte de musicologie du verbe. L’aspect social et mondain ne faisait pas partie de son monde. On l’a rarement vu dans les dîners où se retrouvent de très nombreux collègues, comme on ne l’imagine pas non plus en complet et cravate. Il ne les a probablement arborés, autant qu’on puisse l’imaginer, qu’à son mariage. Malgré une timidité certaine, Jean Issa se disait fier de la carrière à laquelle il a consacré la plus large frange de ses journées, comme de ses nuits, quand il travaillait au quotidien.
Originaire de Zahlé, il était très attaché à sa ville natale où il avait passé, nous racontait-il, une enfance heureuse. Marié à Eliane Giapezzi et père de trois enfants, deux garçons et une fille, Marwan, Walid et Céline. Il était difficile de l’imaginer en père «au foyer» malgré l’attention qu’il portait à sa famille. C’est toujours dans la lecture qu’il se retrouvait et qu’il vivait le mieux.
Après plus de cinquante ans de journalisme, Jean Issa s’était retiré de la scène professionnelle, retenu par une longue maladie qui l’aura finalement emporté.
Avec son épouse, ses enfants et sa famille professionnelle, toute l’équipe de Magazine, dont certains de ses membres l’ont croisé au cours de leur carrière, partage la douleur de la disparition de Jean Issa qui, même s’il n’a fait qu’un relatif court passage de sa riche carrière dans ses murs, laisse un vide que chacun ressent.
Mouna Béchara