Magazine Le Mensuel

Nº 2941 du vendredi 21 mars 2014

general

L’Arabie saoudite change de cap. L’après-Bandar

Ecarté par le roi Abdallah d’Arabie, de la direction des opérations extérieures du royaume, le grand ordonnateur des services de renseignements du Moyen-Orient paie l’échec de sa stratégie de radicalisation à double tranchant contre l’Iran. En contrepartie, l’Arabie saoudite attend de Barack Obama des explications claires sur la nouvelle politique régionale de l’Administration américaine.

Pour la première fois, depuis près de trente ans, le prince Bandar Ben Sultan assistera de loin à la visite d’un président américain dans son pays. L’homme, qui fut, pendant trois décennies, le ciment des relations entre Riyad et Washington, est évincé par ses supérieurs comme un agent secret qui aurait échoué dans sa mission. Aucun décret royal n’a été édicté à cet effet, mais dans les couloirs de la diplomatie et les officines du contre-espionnage, l’affaire est entendue depuis plusieurs semaines. Avec l’éviction de «Bandar Bush», les relations entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis − et leur place dans la région − entrent dans une nouvelle ère. Celle de l’hyper-puissance américaine, qui dominait le monde sans partage et assurait la protection des régimes alliés, est révolue. Terrifié par le réveil du croissant chiite, ulcéré par le manque de courage de Barack Obama et prêt à toutes les alliances pour protéger la monarchie des élans du Printemps arabe, Bandar ne pouvait pas être celui de la stabilisation.
 

L’échec syrien
En marge de la conférence de Genève, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Damas, Robert Ford, expliquait à ses supplétifs de l’opposition syrienne en exil que «le plan Bandar n’existe plus». Le prince, dit-il alors, «se trouve aux Etats-Unis pour des soins médicaux. Il ne reviendra pas de sitôt. Il souffre d’un tassement de vertèbres douloureux. Il est épuisé, il a besoin d’une longue période de repos». Son successeur apparaît quelques jours plus tard à Washington, où se réunissent pendant deux jours les chefs des services secrets des pays occidentaux et arabes soutenant l’opposition syrienne. L’Arabie saoudite est représentée par le prince Mohammad Ben Nayef, adoubé par l’Administration Obama (voir encadré).
Le dossier syrien passe des mains de l’architecte de la rébellion jihadiste contre le régime de Bachar el-Assad à celles du ministre de l’Intérieur, chargé de la lutte antiterroriste. Le camouflet saute aux yeux. En 2011, lorsque Bandar présente son projet syrien au roi, il le résume en une phrase: faire tomber par tous les moyens le régime de Damas, allié de l’Iran et du Hezbollah, pour installer un gouvernement répondant aux aspirations de la majorité sunnite de Syrie. Une stratégie qui s’est heurtée pendant trois ans aux tergiversations américaines. Pour contourner le refus de Washington d’armer conséquemment l’Armée syrienne libre (ASL), trop faible face à l’armée régulière, Bandar joue la carte des cellules salafistes, plus expérimentées, vouées à se regrouper pour former une armée dite de l’islam, composée de rebelles et de combattants plus sombres. Le prince tentera même de convaincre le président russe Vladimir Poutine de lâcher Assad en échange de juteux contrats énergétiques et d’armement.
En septembre dernier, lorsque Washington refuse d’engager des frappes contre le régime et ses armes chimiques, Bandar sort de ses gonds. A des journalistes, il promet de sérieuses représailles. L’Arabie saoudite refusera en octobre de siéger au Conseil de sécurité de l’Onu. En vain, les Etats-Unis ne fléchissent pas.

 

Face à l’Iran
L’agacement de Riyad doublera lorsque Washington signera avec Moscou l’accord sur les armes chimiques syriennes qui desserre l’étau autour d’Assad. Il triplera lorsque les Etats-Unis réactivent les discussions avec Téhéran sur le nucléaire, replaçant l’Iran dans le jeu des nations. Depuis son avènement, la République islamique constitue une menace à deux têtes pour l’Arabie saoudite. D’abord, parce qu’elle lui dispute le leadership du monde musulman, ensuite parce que les communautés chiites essaimées sur l’ensemble des pays du Moyen-Orient forment un croissant chiite jusqu’aux frontières immédiates du «royaume des deux mosquées sacrées».
Sous la houlette de Bandar, le grand jeu qui oppose les deux pays a pris des allures de choc frontal dans chacun de ces pays. Au Liban contre le Hezbollah, en Syrie contre le clan alaouite au pouvoir, en Irak contre le gouvernement de Nouri el-Maliki, au Bahreïn contre le soulèvement de la communauté chiite et au Yémen face aux houthistes, le prince n’a pas hésité à lancer contre eux des organisations et des partis locaux d’obédience sunnite. Autre donnée essentielle pour comprendre la préoccupation du pouvoir saoudien face à l’émergence régionale du chiisme, la partie orientale du pays, qui compte une forte communauté chiite, abrite également des champs pétrolifères les plus riches du royaume. Les Saoud doivent donc manœuvrer avec tact.
Le roi fixe les orientations, Bandar exécute, souvent avec des méthodes peu orthodoxes, parfois en nouant des contacts surprenants. Pour contrer la puissance nucléaire que pourrait devenir l’Iran, Bandar a lancé une sorte de course à l’armement qui l’a amené au Pakistan, le seul pays de la région à posséder l’arme atomique. Rappelons qu’avant d’en devenir le Premier ministre, Nawaz Sharif s’était réfugié en Arabie saoudite. Les dirigeants des deux pays ont multiplié les rencontres ces dernières semaines. Le redéploiement militaire, diplomatique et stratégique à grande échelle qu’effectue Riyad, depuis quelques mois, s’explique avant tout par les doutes du royaume sur la politique adoptée par l’Administration Obama.

 

Le pétrole moins efficace
L’alliance stratégique qui unit les Etats-Unis à l’Arabie saoudite, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se résume en un contrat assez simple: pétrole contre protection. Un accord qui a conduit le couple saoudo-américain à unir leur destin. Avant de revenir au pays en 2005, pour piloter le Conseil national de sécurité intérieure, l’ambassadeur à Washington, Bandar Ben Sultan, a matérialisé ces liens avec brio pendant des décennies. C’était l’époque où l’Opec, le cartel des pétromonarchies, et les Etats-Unis, gendarme de la planète, rythmaient la marche du monde. Le fils du prince Sultan, douzième enfant du premier roi d’Arabie saoudite, fut au centre des décisions prises par Jimmy Carter, Ronald Reagan et les Bush, toujours en accord avec les rois Fayçal, Fahd et Abdallah. L’image de grand marionnettiste du Moyen-Orient qui lui colle à la peau élude le fait qu’il ait été le fidèle serviteur des monarques qui se sont succédé sur le trône d’Arabie. Ils étaient les seules personnes à qui Bandar rendait des comptes.
Son monde commence à s’écrouler le 11 septembre 2001, lorsque des terroristes saoudiens ont attaqué l’Amérique en plein cœur. Le deuxième coup de poignard intervient en 2003 avec l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. Bandar avait prévenu, la chute de Saddam Hussein − qu’il a pourtant combattu lorsqu’il annexe le Koweït en 1990 − renforcera les chiites et l’Iran. Troisième coup de griffe, l’accession de Barack Obama à la Maison-Blanche, qui réoriente la politique énergétique sur ses terres et en dehors du Golfe. Les USA ont moins besoin du pétrole saoudien qu’auparavant, l’accord historique qu’ils ont passé cinquante ans plus tôt avec l’Arabie saoudite perd de sa vigueur.
Le désengagement de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan s’accompagne d’une politique de stabilisation qui efface les dégâts de l’aventurisme des Bush. Le dernier coup dur pour la monarchie saoudienne intervient en décembre 2010, aux premières heures du Printemps arabe.

 

Les piliers du royaume
Le Printemps arabe a stupéfié les Saoudiens. Le chaos qui a suivi les terrifie et ils ne trouvent pas un moyen efficace pour rétablir le calme. Lorsqu’Obama le romantique sent, dans les soulèvements de masse en Tunisie et en Egypte, le souffle d’un vent de liberté balayant les régimes dictatoriaux de la région, l’Arabie saoudite craint une machine infernale qui menace la stabilité d’autocrates amis comme Hosni Moubarak. Le président américain y voit les romantiques libertaires, le roi saoudien et ses conseillers, des putschistes qu’il faut mater. Aux yeux des dirigeants saoudiens, en nouant contact avec Mohammad Morsi et en rejetant la reprise en main du maréchal Abdel-Fattah el-Sissi, les Etats-Unis semblent alors dérouler le tapis rouge aux Frères musulmans.
Avec les ayatollahs iraniens, la confrérie, foncièrement opposée aux autocraties qui l’ont confinée dans la clandestinité, constitue pour Riyad le plus grand péril pour la dynastie wahhabite des Saoud. Si l’expansion chiite doit être maîtrisée, celle des Frères doit être combattue. C’est l’une des raisons pour lesquelles le torchon brûle entre les monarchies traditionnelles du Golfe et l’émirat trop gourmand du Qatar. Le roi Abdallah, qui a dépensé pendant des années des milliards de dollars pour promouvoir la stabilité de la région, a décidé de siffler la fin de la partie.
Dans son livre A World of Trouble: The White House and the Middle East – From the Cold War to the War on Terror, Patrick Tyler retranscrit une confidence du roi Fahd au jeune prince Bandar: «Les Etats-Unis sont ce qu’il y a de plus dangereux pour nous». L’ancien pilote de l’armée de l’air l’a appris à ses dépens.

Julien Abi Ramia
 

Mohammad Ben Nayef, le successeur
Comme ses prédécesseurs, le roi Abdallah préserve la continuité de la dynastie en contrôlant la cohorte de ses princes héritiers. A coups de promotions et de relégations, qui alimentent la course virtuelle à la 
succession, le monarque fait des choix forts. Le chef des Renseignements saoudiens, Bandar Ben Sultan, est donc remplacé à la tête des opérations extérieures du royaume par le ministre de l’Intérieur, Mohammad Ben Nayef. L’ennemi numéro un d’al-Qaïda en Arabie saoudite est à l’origine du décret royal qui prévoit des peines de trois à vingt ans de prison pour les Saoudiens qui rejoignent ou soutiennent des organisations considérées terroristes, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Le 7 mars, l’Arabie saoudite classe les Frères musulmans, le Front al-Nosra, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daëch), un groupuscule houthiste qui 
combat au Yémen, ainsi que le Hezbollah dans le Hedjaz, sur la liste des 
organisations terroristes. Ben Nayef est un ami de longue date du chef du bureau de la CIA à Riyad de l’époque, John Brennan, devenu, depuis, directeur de l’agence. Il se lie d’amitié avec le secrétaire d’Etat, John Kerry, et à l’occasion d’une visite, fin février à Washington, il fraternise avec le vice-président, Joe Biden, et la conseillère du président à la Sécurité nationale, Susan Rice. Les bruits de couloir accolent le nom du prince Moteeb, fils du roi et chef de la Garde nationale aux côtés de Ben Nayef.

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