Un bébé syrien naîtrait chaque minute dans le monde arabe. Impossible d’obtenir des chiffres officiels, vu le nombre d’accouchements clandestins. Les femmes syriennes souvent seules et démunies – le mari resté au combat ou décédé – ne savent pas où aller. Sans eau potable, malnutrition, insalubrité, suivi médical quasi inexistant, les enfants élevés dans ces conditions mettent en danger femmes et bébés.
«Dans le village voisin, il y a un foyer délabré où vivent plusieurs familles kurdes qui ont fui la Syrie», nous raconte le Dr Irina Samaha, gynécologue installée dans un petit village non loin de Bikfaya. «Les Kurdes, dit-elle, sont extrêmement pauvres, ils ne peuvent pas se payer une consultation en clinique, encore moins des soins ou un accouchement. Il y a quelques semaines, nous avons appris qu’une femme avait accouché seule à même le sol en béton. Pas de couverture ni de vêtements propres, pas d’eau, les conditions d’hygiène sont déplorables. Nous sommes allés voir le bébé qui présentait apparemment un problème, alors que la mère souffrait d’une infection. Nous lui avons dit d’emmener le nouveau-né tout de suite à l’hôpital car il était évident qu’il n’était pas normal. La petite fille, de quelques jours, est morte en chemin…».
Cette scène n’est malheureusement pas rare. La guerre en Syrie conduit de plus en plus de femmes à passer la frontière. Beaucoup sont déjà enceintes à l’arrivée et d’autres le deviennent après leur fuite. Sans sécurité sociale et avec des moyens financiers extrêmement limités, elles ne savent pas vers qui se tourner pour avoir un suivi médical convenable.
Certaines ont la chance de rencontrer Irina Samaha et son époux qui ouvrent leurs portes aux patientes syriennes. «Je reçois, chaque jour, quelque quatre nouvelles femmes syriennes dans ma clinique, explique Irina. Etant donné leur situation, la consultation leur est comptée 30 000 livres libanaises et l’accouchement en clinique 250 dollars. Ainsi, celles qui le peuvent viennent en masse. J’ai dû m’occuper de 300 accouchements l’année dernière. Pour une petite clinique comme la mienne, c’est beaucoup. Les femmes viennent y accoucher et repartent avec leurs bébés quelques heures après. Toutes les femmes qui consultent n’accoucheront pas forcément ici. Elles iront dans un hôpital pris en charge à 75% par l’UNHCR – comme l’hôpital Hariri – surtout si elles ont une grossesse difficile ou si une césarienne s’impose. Elles accouchent parfois aussi chez elles pour ne pas payer».
Natalité en hausse
Dans la clinique externe de gynécologie de l’hôpital Hariri à Jnah, la salle d’attente est bondée dès le matin. Les hôpitaux ont appris à faire face à ce nombre croissant de réfugiés et à leur offrir un service minimum de qualité. Mais les conditions d’accouchement et de maternité restent tout de même difficiles.
Selon les statistiques, un bébé syrien naîtrait chaque minute dans le monde arabe. Au Liban, la natalité est en plein boom. L’Hôpital Rafic Hariri voit défiler un nombre croissant de femmes syriennes qui ont réussi à récolter 25% du coût de l’accouchement quand elles ne sont pas couvertes par l’UNHCR. Un accouchement à l’hôpital coûte environ 730 000 livres libanaises. Les familles syriennes doivent donc débourser un peu plus d’une centaine de dollars pour accoucher à l’hôpital. On peut donc imaginer que, pour certaines familles, cela représente une charge trop importante. Malgré tout, à Jnah, les naissances syriennes bâtent les records libanais.
«En 2013, nous avons mis au monde 1 997 bébés syriens, c’est-à-dire presque six naissances par jour. Les Syriennes représentent 75% de nos patientes!», déclare le Dr Zulfikar Hashash, chef du département obstétrique et gynécologique de l’hôpital Hariri. «Personnellement, ajoute-t-il, je crois au chiffre d’une naissance chaque minute. Imaginez, presque 2 000 accouchements en un an et cela juste pour l’hôpital Hariri. Si on y ajoute le nombre dans tous les autres hôpitaux, sans oublier les accouchements à domicile que nous ne pouvons pas dénombrer, le chiffre grimpe très vite».
Problème important: l’enregistrement des bébés. Ils ne peuvent avoir aucun statut si l’accouchement n’est pas fait par un médecin ou une sage-femme reconnus. Ces enfants se retrouvent pris au piège et sans papiers.
«Beaucoup de femmes qui accouchent chez elles, seules, me demandent des attestations pour enregistrer leurs nouveau-nés. Je ne peux pas le faire si je n’ai pas procédé à l’accouchement», explique, l’air embarrassé, le Dr Hashash. «Ces familles se retrouvent coincées et ne pourront pas retraverser la frontière vers la Syrie avec le bébé. Les autorités leur réclament un certificat de naissance pour vérifier que c’est bien leur bébé», ajoute-t-il.
Ne pas rester les bras croisés
Depuis le début du conflit syrien, la clientèle du Dr Irina Samaha a changé. Les Libanaises, qui ne voient pas d’un bon œil l’afflux syrien dans leur petit village traditionnel, désertent la clinique. Les tensions s’exacerbent surtout que la population libanaise s’interroge sur l’avenir du pays quand un habitant sur quatre est un réfugié syrien.
Néanmoins, les Libanais ne peuvent ignorer cette crise humanitaire qui affecte en premier lieu les plus faibles: les enfants et les bébés. Mona, de Dhour Choueir, en fait partie.
Pendant plus de vingt ans, cette sage-femme courageuse a aidé les Libanaises et les Européennes aisées à accoucher à domicile. Mona sillonne aujourd’hui les abris de fortune délabrés pour aider des femmes syriennes à accoucher. Elle n’a pour tout matériel que les quelques instruments médicaux indispensables, sa détermination et sa foi. C’est grâce à une «révélation mystique», comme elle le dit, que cette chrétienne croyante met son savoir-faire au service de celles qui en ont le plus besoin: les «exilées» du conflit syrien.
Dans son travail de sage-femme et d’infirmière au service des réfugiés syriens, ce qui l’a le plus frappée c’est la réaction de sa fille: «Je lui ai fait rendre visite, nous confie-t-elle, à une famille syrienne vivant dans une maison en ruine. Je voulais que ma fille connaisse la situation de ces familles laissées-pour-compte. Dans un minuscule deux-pièces qu’ils partagent à dix, j’avais aidé une femme à accoucher de son huitième enfant. Pas de draps propres ni rien pour couvrir le bébé ni de vêtements de rechange pour la maman maculée de sang. Nous avons dû nous servir de bouts de tissus qui jonchaient le sol pour couvrir ce petit innocent qui n’a rien demandé à personne et qui porte dès la naissance un poids que peu d’adultes sont capables d’assumer. Si j’y ai emmené une de mes filles, c’est pour qu’elle réalise la situation des réfugiés et que, par la même occasion, elle se rende compte de la chance qu’elle a! Elle a pleuré devant l’hospitalité de cette famille dépourvue de tout, qui nous a reçues et nous a invitées à prendre un café». Mona reprend: «Combien de familles dans ce pays et ailleurs ont tout et sont pourtant insatisfaites? Notre société se sent menacée par ces réfugiés qui nous offrent du café, alors qu’ils n’arrivent pas à nourrir leurs enfants».
Autre cas, celui de Nour qui nous reçoit chez elle. Jeune femme d’une trentaine d’années, qui a été suivie par Mona lors de sa grossesse et qui vient de donner naissance à son septième enfant, une petite fille Razanne. Nour n’a pas assez de lait pour l’allaiter suffisamment. Pourquoi, alors qu’elle n’avait jamais eu ce problème? Tous ses enfants ont été allaités, ce qui est important dans la culture orientale. Mona nous explique: «Le conflit syrien, le déplacement de ces femmes, la difficulté de leur parcours semé d’embûches, cela aggravé par des conditions de vie insalubres et une sous-nutrition évidente, causent de graves complications pendant la grossesse et après l’accouchement, avec notamment l’incapacité des mères à allaiter».
Compte tenu du prix du lait industriel, c’est un cercle vicieux qui n’améliore pas la situation de ces familles à très faibles revenus. «Il est vrai, reconnaît Nour, que je me prive pour que mes enfants puissent manger. Nous ne faisons qu’un repas par jour, surtout du pain avec de l’huile et du thym, de temps en temps, nous l’accompagnons d’un peu de fromage quand nous pouvons nous le permettre. Il m’est impossible de me servir de la part de mes enfants. Je me sacrifie pour eux mais, en même temps, je prive la petite dernière. La situation n’est pas facile et j’espère voir, un jour, le bout du tunnel».
Beaucoup de Libanais se demandent: «Pourquoi ces femmes continuent-elles à avoir des enfants quand elles ne peuvent pas les nourrir?» Nour répond: «C’est vrai que nous avons pensé à ne pas faire de bébé, c’est vrai que nous nous sommes beaucoup posé la question, mais les enfants nous apportent la chaleur et la joie que nous n’avons plus à la maison».
Iman, une très jeune maman syrienne et mère de deux enfants, explique «Dans notre culture, nous avons beaucoup d’enfants, c’est comme ça, ce n’est pas comme les ‘Européennes’ qui prennent des pilules contraceptives. Nous ne pouvons pas. Parce qu’il y a la guerre aujourd’hui dans notre pays et que nous sommes pauvres, devons-nous arrêter de faire des enfants et arrêter de vivre? La situation est complexe et ne se résume pas en une phrase».
Pourtant, certaines femmes nous ont avoué avoir recours à l’avortement grâce à un médicament apparemment répandu en Syrie et dans le monde arabe. C’est le cas de Bissan, au Liban depuis un mois, mère de trois enfants et enceinte de sept mois: «Nous ne pouvons pas prendre la pilule. D’abord, cela coûte cher et de plus ce n’est vraiment pas envisageable dans notre société. Aucun homme n’accepterait cela, ça fait trop peur et les femmes ne sont pas assez éduquées pour savoir réellement comment limiter le nombre d’enfants. Alors voilà, on entend parler d’un médicament qui enlève le bébé. J’ai moi-même essayé en Syrie, car je ne pouvais pas assumer une grossesse au milieu des bombes sans savoir si j’allais devoir fuir mon pays. Ça n’a pas fonctionné. Ma fille est forte, elle s’est accrochée à la vie»…
Anne Lobjoie Kanaan
L’heure du bain, un moment redouté
Les hôpitaux et les cliniques privées sont obligés d’appliquer le «short stay policy». Faute de places et de moyens, les femmes et les bébés ne peuvent pas rester plus de vingt-quatre heures sous surveillance sauf cas extrêmes. Les patientes accouchent et repartent chez elles dans des abris en ruine introduire le nouvel arrivé à sa fratrie. Ce sont elles qui donnent le premier bain quand elles en ont le courage. Nous avons assisté à ce geste impossible à qualifier. Une bassine trouvée à l’extérieur, à même le sol, avec de l’eau, dont on ne connaît pas la provenance réchauffée au charbon. Voir ce nourrisson, la peau fripée et tachée, se courber en pleurant de froid et de peur, la haut, dans la montagne quand il neige, même quand on est une mère rodée avec une dizaine d’enfants, qui a dû courir pour fuir les bombes, on reste sans voix, les larmes aux yeux.