Magazine Le Mensuel

Nº 2949 du vendredi 16 mai 2014

à la Une

Présidentielle. L’impuissance des leaders maronites

Souhaitée par le patriarche maronite, une entente entre les leaders chrétiens aurait clos l’élection présidentielle et préservé la place de la communauté au sein du système politique. Mais leurs ambitions et leur dépendance à leurs alliés musulmans conduisent l’échéance à une impasse.
 

Le Pacte national, qui régit la Constitution du pays, induit le partage communautaire de ses pouvoirs institutionnels. Les sunnites et les chiites ont pris, avec le temps, toute la mesure de ces règles du jeu. Une communauté, un parti, et pour asseoir leur domination, le Courant du futur et le Hezbollah ont utilisé la force de frappe de l’Arabie saoudite et de l’Iran. Leur influence sur la conduite des affaires de l’Etat dépasse largement le quart théorique que la Constitution leur attribue. Les chrétiens sont dans une situation inverse, incapables de constituer une force politique que la moitié des sièges parlementaires qui leur est due rendrait incontournable. Les pôles musulmans se servent de leurs partenaires chrétiens pour former des coalitions élargies. En retour, les seconds profitent des voix des premiers pour assurer leur présence au Parlement. Derrière la façade du donnant-donnant, un lien de dépendance qui interdit toute expression d’une voix chrétienne unie égale à celles des voix chiites et sunnites.
Trois raisons à cela: le nombre important des leaders, le choc des ambitions et l’absence d’une puissance étrangère de soutien.  Premier principe, dans les systèmes démocratiques, le poids et la représentativité d’une force politique se mesurent à ses résultats électoraux. L’implantation géographique uniforme des partis musulmans – le Courant du futur à Beyrouth et dans le Nord, le tandem chiite (Amal et le Hezbollah) dans le Sud et la Békaa – rend lisible leur poids électoral. A contrario, dans les régions à majorité chrétienne, les pôles chrétiens ne sont départagés que par l’électorat musulman. La façon dont s’organise la campagne présidentielle ressemble furieusement aux débats sur la loi électorale. La proposition dite orthodoxe, qui dissociait les voix de toutes les communautés, a été torpillée et l’idée d’une proportionnelle reportée aux calendes grecques. Au final, les législatives n’ont pas eu lieu et le Parlement a prorogé son mandat. Au grand dam du patriarche Béchara Raï.


Les vices du pluralisme
Et si les présidentielles n’avaient pas eu lieu et que le Parlement finissait par proroger le mandat de Michel Sleiman? «Cette possibilité n’émane pas directement du patriarche», explique le porte-parole de Bkerké, Walid Ghayyad, «mais c’est l’une des idées avancées pour éviter le vide. Le patriarche n’acceptera pas que les portes du palais de Baabda soient fermées à double tour. L’absence de la première composante chrétienne au pouvoir serait une violation du Pacte national», ajoute-t-il. L’ancien ministre, membre du courant Marada Youssef Saadé, estime pourtant que «la prorogation du mandat de Michel Sleiman est derrière nous. Nous souhaitons que l’élection ait lieu avant le 25 mai, mais cela nécessite du travail et des efforts».
Dans les salons de Bkerké, Béchara Raï bout. Toutes les promesses faites par les quatre leaders chrétiens autour de la table qu’il
présidait se sont évaporées. Après tout, comment demander à des candidats qui convoitent la présidence à se désister pour l’un de leurs adversaires? Le patriarche, qui épouse l’esprit du Pacte national, prêche jusqu’à présent dans le vide. Il fait face à quatre personnalités convaincues chacune d’être l’homme providentiel. Leur objectif, garder leurs chances intactes, quitte à plonger dans le vide.
Pour prendre toute leur place dans le système institutionnel actuel, les chrétiens ont besoin d’un leader fort et rassembleur. Or, l’histoire politique de la communauté a construit deux illusions qui empêchent son émergence: le pluralisme et le consensualisme. Deux notions louables mais contradictoires avec l’idéal chrétien exprimé par l’ensemble de ses porte-voix. Héritage de la culture démocratique occidentale, le pluralisme peut être perçu comme l’expression de la liberté d’opinion. Mais appliqué au système politique libanais, il sédimente et morcelle. Il est inopérant.
Elevé à Doha en 2009 comme système de gouvernance, le consensualisme – ou le centrisme – a clairement montré ses limites. Quel est le poids d’un président élu par consensus s’il n’est que le plus petit dénominateur commun des forces politiques qui le porteraient au pouvoir? S’il venait à s’écarter un tant soit peu de sa «neutralité», comme Michel Sleiman face au Hezbollah, il ne ferait qu’ajouter de la confusion à la confusion.
 

Le patriarche peut-il trancher?
Retour à l’actualité. La semaine dernière, le leader des Forces libanaises, Samir Geagea, a indiqué qu’il retirerait sa candidature «si un consensus sur une autre personnalité du 
14 mars était trouvé». Une nouvelle approche que l’ancien ministre et membre du bureau politique des Kataëb, Salim Sayegh, a qualifiée de «réaliste et constructive». Commentant le blocage de l’élection présidentielle, il a indiqué que «l’absence d’un président remet en cause la légitimité de l’Etat et transfère les prérogatives du président au gouvernement», appelant Bkerké à «prendre l’initiative et à élaborer une feuille de route». «Les chrétiens sont les garants de la paix entre les sunnites et les chiites», conclut-il.
Une conclusion que ne renierait pas le leader du CPL, Michel Aoun, qui pose sa candidature en ces termes. Après s’être lié au Hezbollah
en 2006, son parti tente l’ouverture au Courant du futur. Les discussions se poursuivent entre eux à Beyrouth et à Paris. Toujours rien de concret sur la présidentielle. Le parti sunnite a, cette semaine, renouvelé son soutien à Samir Geagea.
Mardi, le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Saoud el-Fayçal, a déclaré que Riyad avait invité son homologue iranien, Mohammad Jawad Zarif, à visiter le royaume. Nombreux ont été ceux qui ont vu dans cette ouverture une lueur d’espoir pour le Liban. Le consensus se rapproche, espèrent-ils. Les habitudes sont têtues. Le patriarche veut renverser la table. Prenant acte de ses discussions avec Saad Hariri, Nabih Berry et Samir Geagea ces derniers jours, Raï prend le taureau par les cornes. Mardi soir, son discours est monté d’un cran (voir encadré), et sans doute ira-t-il crescendo jusqu’au 25 mai.
En plus de mettre les leaders et les blocs face à leur responsabilité, le patriarche estime que la bataille pour l’élection d’un président, qu’il entend mener, doit porter l’étendard du refus de la marginalisation des chrétiens. En face, les partis musulmans tiennent un double discours. Les mêmes, qui ont emmené leurs partenaires dans la radicalisation, certifient qu’ils se rangeraient autour de toute personne qui emporterait les suffrages des chrétiens. Le serpent qui se mord la queue. Dans cette optique d’ailleurs, la façon dont Walid Joumblatt a poussé à la candidature d’Henri Hélou ne manque pas de piquant.
Le patriarche en est convaincu. Ses fonctions font de lui la seule personnalité à pouvoir dépolitiser – sortir du schéma 8-14 mars – et rechristianiser l’échéance présidentielle. Ira-t-il jusqu’à nommer et imposer un nom? Pendant que le président du Parlement Nabih Berry affirme «attendre les résultats des discussions entre le Courant du futur et le CPL», le patriarche réfléchit à la stratégie à adopter. Les cartes sont sur la table, à lui de décider. Le dialogue entre Aoun et Hariri et les évolutions régionales n’ont pas maturé assez rapidement pour débloquer la situation avant le 25 mai. Comment pourrait-il bousculer le calendrier? Le vide présidentiel s’est instillé dans les esprits des décideurs au point que seul un miracle peut casser leur torpeur.
Dans cette mécanique complexe du système politique libanais, les chrétiens souffrent d’un véritable manque, celui de l’absence d’un parrain régional. Les Etats-Unis se désengagent de la région en poussant l’Iran et l’Arabie saoudite, les chiites et les sunnites, à se mettre autour d’une table. A Washington, la question chrétienne passe au deuxième plan. La France, l’autre partenaire historique, se contente de principes généraux. Son rôle de protecteur des chrétiens, le Vatican le joue de manière peu visible, loin des grosses bottes des puissantes diplomaties du monde. L’ascension de Raï est le témoignage symbolique d’une préoccupation.
Ce rôle, la Russie ambitionne de l’obtenir au Moyen-Orient. Son ambassadeur et les représentants de l’Eglise orthodoxe au Liban ne se sont activés que très récemment, et la position de la Russie, aux côtés de Bachar el-Assad et de l’Iran, la coupe d’une partie de l’opinion chrétienne du 14 mars.
Les chrétiens, un vrai sac de nœuds que personne ne réussit à démêler, malgré toute la bonne volonté du monde. Pendant ce temps, le bateau avance et la croisière s’amuse sans eux.


Le Mémoire de Bkerké
Dimanche à mardi, a eu lieu le congrès sur le Mémoire de Berké, projet d’une patrie, 
organisé par le comité civil de soutien du Mémoire national de Bkerké, présidé par Farid Haykal el-Khazen, et pour la 3e année de l’élection du patriarche maronite Béchara Boutros Raï à la tête de l’Eglise maronite, sous le parrainage du président de la République Michel Sleiman, à l’hôtel Hilton – Habtour, à Sin el-Fil. «Nous refusons catégoriquement le vide à la présidence de la République, même pour un seul jour», a asséné le patriarche Raï en clôture de la conférence. «Notre engagement envers notre patrie commune met les députés de la nation face à leurs responsabilités et à leur conscience nationale».

Julien Abi Ramia

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