Magazine Le Mensuel

Nº 2950 du vendredi 23 mai 2014

ACTUALITIÉS

Libye. L’armée déclare la guerre aux islamistes

Près de trois ans après la chute du régime de Kadhafi, la Libye est en proie à une guerre civile. Face à des autorités dépassées et apeurées, deux camps, formés des restes de l’armée libyenne et des milices lourdement armées, promettent de sanglants affrontements.

Le gouvernement libyen a publié lundi une lettre ouverte sur son site, invitant le Congrès général national (le Parlement, CGN) à suspendre ses activités une fois le budget voté. L’objectif est d’«éviter que le pays plonge dans une guerre civile, en organisant de nouvelles élections parlementaires dans les trois prochains mois», précise la lettre. La décision du gouvernement intervient au lendemain de la prise du bâtiment du Parlement par des miliciens. Arrivés dans des véhicules équipés de missiles antichars, de mortiers et de roquettes, ceux-ci ont pris d’assaut le siège du CGN, situé au cœur de la capitale, forçant les parlementaires à fuir pour leur vie, alors que les miliciens saccageaient le bâtiment. Après une journée d’affrontements, faisant deux morts et une cinquantaine de blessés, le commandant de la police militaire, le colonel Mokhtar Fernana, a suspendu «au nom de l’armée nationale» l’autorité du CGN.
Face à l’attaque, les parlementaires ont logiquement dénoncé cette action, la qualifiant de tentative de «coup d’Etat». «Le colonel Fernana est lié aux milices de Zenten et au général Khalifa Heftar. Ils ne représentent personne et n’ont aucune autorité pour suspendre le Parlement», a déclaré au Monde, peu après l’intervention télévisée de Fernana, le député Ala Mgaryef. Le pouvoir exécutif a, quant à lui, adopté une position puis son inverse, prenant à revers les parlementaires. Dimanche soir, le gouvernement avait en effet publiquement dénoncé la violence, invitant les milices à cesser les combats et appelant au rétablissement du dialogue et à la poursuite du processus politique. Il s’est même attelé à faire passer cette offensive pour un simple incident sans conséquences, précisant, par le biais de son ministère de l’Education, que les examens finaux dans les universités auront bien lieu. Mais dès le lendemain, le gouvernement a pris le contrepied exact en suggérant, conformément aux revendications du colonel Fernana, de suspendre le Parlement. Les autorités étaient pourtant habituées à ce genre de situations, n’ayant pour autant pas cédé de la sorte. Fin avril, des hommes armés avaient déjà attaqué les locaux du CGN, régulièrement visé par des groupes armés, comme le 2 mars, où deux députés avaient été blessés par balle. Le 14 février, dans une déclaration vidéo enregistrée, le général Khalifa Heftar avait déjà annoncé la suspension des institutions politiques, sans que ces annonces soient suivies d’effet. Quatre jours plus tard, les brigades de Zenten avaient également donné au CGN, la plus haute autorité politique du pays, quelques heures pour quitter le pouvoir, sans toutefois passer à l’action après l’expiration de leur ultimatum.
Pourquoi le gouvernement a cette fois cédé aux revendications du général? Qu’est-ce qui a forcé le gouvernement à retourner sa chemise en l’espace d’une journée? Plusieurs éléments semblent différer des situations précédentes et peuvent expliquer son revirement.
D’abord, le gouvernement n’est pas disposé à tenir une position ferme. Trois Premiers ministres ont défilé en à peine deux mois. Soit contraints de démissionner parce que menacés de mort ou même kidnappés, soit démis de leur fonctions car trop passifs, les Premiers ministres sont une sorte de fusible: ils sautent pour éviter que le système politique tout entier ne s’écroule. Le nouveau Premier ministre proposé, Ahmad Miitig, réputé proche des partis islamistes, devait dimanche présenter la composition de son nouveau gouvernement. Mais ce jour, des militaires, menés par le général Heftar, en ont décidé autrement. Ainsi, la Libye se retrouve dans une situation de vide gouvernemental, procurant peu de place à l’Exécutif pour tenir des positions fermes face à ses assaillants.
Deuxième raison pouvant être avancée, une situation sécuritaire qui s’est aggravée ce week-end. Deux jours avant la prise d’assaut du bâtiment du CGN à Tripoli, le général Heftar a lancé à Benghazi l’opération «dignité», visant à chasser les milices islamistes de la ville. Une journée particulièrement sanglante, puisque le ministère de la Santé a dénombré pas moins de 79 morts et 141 blessés. Ces affrontements sont d’autant plus inquiétants qu’ils cristallisent autour d’eux la plupart des factions armées du pays, laissant planer le risque d’une gigantesque guerre civile. Lors de l’offensive «dignité», le général Heftar a bénéficié, selon des témoins, du soutien d’hélicoptères et d’avions de combat, tandis que l’armée régulière avait décrété une zone d’exclusion aérienne, menaçant d’abattre tout avion militaire la survolant. La faiblesse de l’armée va de pair avec les défections. La base de la force aérienne libyenne à Tobrouk a déclaré lundi avoir rejoint les rangs du général Heftar. Autre que dans l’armée, ce général retraité bénéficie également du soutien de nombreuses milices dans tout le pays, dans sa ville d’origine Zenden, à Tripoli, mais aussi de groupes armés ayant déclaré leur autonomie à l’est du pays. Lundi, Wanis Bukhamada, commandant des forces spéciales libyennes, groupe armé le mieux entraîné du
pays, basé à Benghazi, a déclaré «rejoindre l’opération Dignité aux côtés du général». Dans le camp adverse, les milices islamistes ont toutes réagi avec vigueur à la campagne du général. Le lendemain de l’assaut du Parlement, le chef du CGN, Nouri Abou Sahmein, a ordonné au «Bouclier central libyen» de se mobiliser et de se dresser activement contre les forces d’Heftar. Groupe composé de plusieurs milices islamistes, cette organisation est dominée par la milice de Misrata, troisième plus grande ville du pays. Dans le même élan de mobilisation, les Lions du monothéisme, groupe affilié à al-Qaïda, a publié sur son site une vidéo montrant un militant masqué, s’identifiant comme Abou Musab el-Arabi, s’exprimant ainsi: «Vous avez déclenché une bataille que vous allez perdre». Face à cette course à l’affrontement, le gouvernement, faible politiquement et ne disposant pas d’une armée digne de ce nom, n’a eu d’autre option que de botter en touche.
La question pétrolière doit être également évoquée pour comprendre la singularité de la situation actuelle. La plupart des milices ont pris le contrôle des puits de pétrole et des raffineries. Disposant des plus grandes réserves d’Afrique, la Libye est un pays incontournable pour les pays occidentaux. Une récente résolution du Conseil de sécurité, fortement appuyée par les Etats-Unis, autorise l’arraisonnement de tout navire soupçonné de transporter du pétrole de contrebande. Pour les Etats-Unis, premier consommateur de pétrole, pas question de le laisser dans des mains incontrôlables. Pour la Libye, l’exportation de pétrole, qui finance à plus de 90% son budget national, est une question vitale. Le général Heftar rallie à sa cause de plus en plus de milices qui contrôlent des puits de pétrole, notamment à l’Est (voir carte). S’ils doivent négocier avec les milices, les autorités libyennes et les pays occidentaux préfèrent très certainement traiter avec des milices proches du général plutôt que des groupes islamistes. Heftar s’appuie donc sur un climat général d’inquiétude quant à la stabilité et la sécurité du pays, ainsi qu’à une montée des islamistes depuis la chute du régime de Kadhafi.
En invitant à suspendre le Parlement, le gouvernement dit vouloir calmer les violences et éviter la guerre civile. Pas certain cependant que donner raison à ce général à la retraite, qui a servi dix ans dans l’ombre de Kadhafi et s’est exilé durant vingt ans aux Etats-Unis, ne calme ses ambitions. Au contraire, le risque est que la prise de position du gouvernement en faveur du mouvement impulsé par le général n’attise les tensions. Des islamistes dénonçant un complot fomenté, chaque jour, par les Etats-Unis, couplés à un général conforté par plus de légitimité, ne semblent pas être les meilleurs ingrédients pour obtenir stabilité et sécurité.

Elie-Louis Tourny
 

La crainte de l’escalade
Face à l’instabilité et l’insécurité en Libye, les pays de la région commencent à prendre des mesures, visant à protéger leurs ressortissants. Riyad a fait évacuer lundi ses diplomates. L’Algérie a, de son côté, rappelé ses ressortissants basés en Libye. La liste des pays craignant une escalade de la violence et prenant des mesures de ce genre risque de s’allonger dans les jours suivants…

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