Magazine Le Mensuel

Nº 2952 du vendredi 6 juin 2014

En Couverture

Bachar el-Assad rempile. La guerre continue

Malgré les critiques acerbes de l’opposition syrienne et de la communauté internationale, la première élection présidentielle de l’histoire de la Syrie s’est tenue, sans encombre, mardi. Après une réélection sans surprise, il reste à savoir ce que Bachar el-Assad fera de son troisième mandat.

Mardi soir, alors que les opérations de vote n’étaient pas encore officiellement terminées, une prolongation de cinq heures ayant été décidée, certains Syriens n’ont pas attendu les résultats pour célébrer la victoire de Bachar el-Assad, à coups de klaxons et de chants patriotiques. Les résultats officiels ne devaient être rendus publics que jeudi, mais leur issue, n’était au final qu’un secret de polichinelle.
Pourtant, presque tout a été fait, durant la campagne, pour assurer un semblant d’équité entre les trois candidats en lice. Si les grands portraits de Bachar el-Assad, tantôt en civil, tantôt en uniforme militaire, étaient légion, les deux autres candidats, le député indépendant Maher el-Hajjar et l’homme d’affaires Hassan el-Nouri, disposaient eux aussi d’une campagne d’affichage, bien que beaucoup plus modeste. Dans les bureaux de vote aussi, on pouvait voir côte à côte et de taille égale, les trois portraits des candidats.
Au total, près de quinze millions de Syriens étaient appelés, mardi matin, à se rendre dans l’un des 9 601 centres électoraux répartis sur les 40% du territoire contrôlé par le régime. Très vite la consigne a, semble-t-il, été entendue, malgré les appels au boycott menés par l’opposition de l’extérieur. A Damas comme à Homs, récemment repris par le pouvoir, les files d’attente, devant les bureaux de vote, étaient importantes. Si certains ne prenaient même pas la peine d’entrer dans l’isoloir mis à leur disposition, présentant ouvertement leur choix, d’autres ont choisi d’entériner leur vote par le sang, en piquant leur doigt avec une aiguille, le tout devant les caméras de télévision.
La plupart des personnes interrogées par les journalistes sur place n’ont pas fait mystère de leur vote. Pour eux, c’est Bachar, et personne d’autre, qui pourra leur apporter «la sécurité et la stabilité». D’autres n’ont pas osé sortir de chez eux pour voter, craignant des attentats, tandis que certains Syriens refusaient de participer à un scrutin entaché de sang. Du côté des rebelles, le Front islamique s’était engagé à ne pas viser les bureaux de vote «pour ne pas impliquer les civils dans ce conflit».

 

Plébiscite ou mascarade?
Visiblement détendu et souriant, Bachar el-Assad s’est rendu avec son épouse Asmaa, voter au centre de l’école Naïm Maasarani, dans le quartier de Malki, à Damas. Accueilli par un groupe de femmes, le couple présidentiel a souhaité se montrer sous son meilleur jour, confiant. Assad est même allé jusqu’à se prêter à la mode des selfies…
Tout au long de la journée, les images de grande affluence devant les bureaux de vote se sont succédé, abondamment retransmises sur la télévision d’Etat. On pouvait notamment voir des groupes d’hommes scandant des chants pro-Bachar, dans une mise en scène savamment orchestrée. Au cours de la journée, le bruit du survol de l’armée de l’air syrienne, ainsi que celui assourdissant d’obus tombés sur certains quartiers de la capitale, étaient là pour rappeler que la Syrie reste un pays en guerre.
Pour le pouvoir, l’élection de mardi est un véritable succès. La présidence n’a d’ailleurs pas hésité, mardi soir, sur son site Facebook, à «saluer» les Syriens qui s’étaient rendus aux urnes, confirmant «à tout le monde leur attachement à la vie et à l’espoir face à la culture de la mort, du terrorisme et de fermeture, leur appartenance à la patrie et leur souci de participer à la construction de l’avenir de la Syrie en dépit de tous les défis».
Seul bémol, les Kurdes, qui auraient littéralement boycotté le scrutin, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Les bombardements sur certaines zones rebelles n’ont pas non plus cessé, à Sarmine, dans la province d’Idlib notamment.
Face à cette journée plutôt surréaliste – la Syrie étant tout de même à feu et à sang depuis plus de trois ans maintenant, avec 162 000 morts au compteur et plusieurs millions de déplacés et de réfugiés − l’opposition ainsi que ses soutiens occidentaux et arabes, n’ont cessé de dénoncer une «mascarade» électorale, orchestrée par le pouvoir. Le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a dénoncé mardi matin, une «farce tragique», où «les Syriens ont le choix entre Bachar et Bachar. Un tel personnage ne peut pas être l’avenir de son peuple. C’est méprisable». Dès le 15 mai, le groupe des Amis de la Syrie n’avait d’ailleurs pas hésité à qualifier l’élection de «parodie de démocratie». Les Etats-Unis ont enfoncé le clou mardi, en estimant que «l’élection (…) est une honte. Bachar el-Assad n’a pas plus de crédibilité aujourd’hui qu’il n’en avait hier», comme l’a déclaré Marie Harf, porte-parole du département d’Etat. Pourtant, un rapport des services secrets américains, cité par Radio France Internationale (RFI) a récemment révélé que «75% des Syriens étaient favorables au maintien de Bachar el-Assad au pouvoir».
Les condamnations multiples de la communauté internationale ne changent rien à l’issue du scrutin. Bachar el-Assad rempile pour un mandat de sept ans. Une situation que nul n’aurait envisagée, il y a trois ans, lors du début de la révolte. A-t-il pour autant gagné? Rien n’est moins sûr.
Fabrice Balanche, géographe et directeur du Gremmo à la Maison de l’Orient, souligne que «cette élection signifie tout simplement que Bachar n’a pas du tout l’intention de quitter le pouvoir. La Russie et l’Iran reconnaissent l’élection et nous signifient qu’ils n’ont pas non plus l’intention de le lâcher». «Le facteur psychologique joue énormément, car nous sommes dans une stratégie de contre-insurrection. La réélection d’Assad conforte ses partisans, rend furieux ses adversaires, mais la grande majorité des tièdes a plutôt tendance à s’aligner sur le fait accompli».
Pour Frédéric Pichon, spécialiste de la Syrie et chercheur associé  au département Monde arabe Méditerranée à l’université François Rabelais de Tours: «Ces élections étaient inutiles, puisqu’en réalité, c’est le rapport de force sur le terrain qui importe et pour l’heure, il est à l’avantage du régime». Pour autant, il estime qu’Assad a voulu lancer un message externe à ses détracteurs. «Il peut se poser désormais en rempart contre le terrorisme, à l’instar de Sissi en Egypte», souligne Pichon. «On voit bien que les Occidentaux sont prêts à venir sur ce terrain». D’autant qu’en Europe, comme aux Etats-Unis, l’inquiétude ne cesse de grandir vis-à-vis de ces jihadistes occidentaux de retour de Syrie, qui constituent une réelle menace pour leur sécurité. «Tout ce qui se passe actuellement, avec la tuerie du Musée juif en Belgique, par exemple, tombe à point nommé pour le régime. On dirait presque qu’Assad a commandité tout ça», commente Frédéric Pichon. Auteur d’un ouvrage brûlant d’actualité, Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé (éditions du Rocher), il estime aussi qu’avec la réélection d’Assad, «l’Occident est complètement décrédibilisé». Au sujet de Laurent Fabius, très critique envers les élections, Frédéric Pichon ne mâche pas ses mots. «Il n’a pas été aussi tatillon quand il était en visite à Cuba, où il n’y a pas eu d’élections libres depuis plus de cinquante ans. Je doute aussi qu’il soit allé parler d’élections démocratiques au Qatar ou en Arabie saoudite», déclare-t-il. «Il faut que l’Occident ait la même logique avec tout le monde, mais ce n’est pas le cas, il n’y a qu’à voir les exemples de l’Ukraine ou de l’Egypte». L’Egypte, où le général Abdel-Fattah el-Sissi remporte l’élection avec 96,9% des voix, une victoire saluée par l’Arabie saoudite comme par les Etats-Unis, qui se sont déclarés «impatients» de travailler avec le nouveau pouvoir.
Frédéric Pichon va même plus loin. «Les Américains sont en train de se retourner et dans quelques mois, avant la fin 2014, ils iront probablement taper avec leurs drones dans le nord de la Syrie contre les groupes jihadistes, donnant raison à Assad, lui simplifiant en quelque sorte la tâche».
Même son de cloche du côté de Fabrice Balanche, qui estime lui aussi, que «la position des ennemis d’Assad évolue». «Nous savons que plusieurs services de renseignements occidentaux, notamment les Allemands, discutent avec le régime à propos des jihadistes. En France, de nombreux parlementaires veulent comprendre le pourquoi de ce fiasco en Syrie et l’attentat de Bruxelles a relancé la polémique sur la dérive jihadiste de la rébellion syrienne». Autant de réalités qui rendent le soutien des Occidentaux à la rébellion syrienne de plus en plus inconfortable, d’autant que celle-ci est toujours divisée. «Se débarrasser d’Assad risque de plonger la Syrie dans un chaos comparable à celui de l’Afghanistan des années 90, sanctuaire pour les groupes jihadistes», prévient encore Fabrice Balanche, qui estime que «la Coalition nationale syrienne ne constitue pas une alternative politique crédible».
Ceci dit, même avec la réélection d’Assad, la guerre n’en est pas pour autant finie. Frédéric Pichon estime que l’on «peut imaginer une forme de guerre de basse intensité, avec de l’insécurité dans certaines zones». Car, explique-t-il, «la violence armée a échappé au monopole de l’Etat, comme au Liban, pendant la guerre civile». En outre, souligne-t-il, «l’outil militaire s’est disséminé sur le territoire, au-delà des zones tenues par les rebelles. Il est probable que des chefs de guerre vont émerger, même parmi les fidèles du régime. Ils devront alors s’entendre pour conserver leurs privilèges obtenus par la force». «Assad aura peut-être gagné dans le rapport de force, mais il va devoir désormais composer avec d’autres, même si ce sont des alliés». Ce qui devrait avoir pour conséquence d’affaiblir quelque peu le pouvoir central.
Fabrice Balanche déclare qu’il «sera difficile de réunifier la Syrie selon l’ancienne formule de l’Etat centralisé». Pour lui, deux scénarios émergent. Dans une version «optimiste pour le régime, peut-être pourra-t-il reprendre l’intégralité du territoire, mais il sera obligé de laisser une large autonomie aux Kurdes et à des groupes rebelles qui se seront ralliés à lui. Je pense notamment à la Vallée de l’Euphrate où les tribus qui soutiennent aujourd’hui l’EIIL et al-Nosra peuvent très bien rejoindre le régime à terme, en échange du partage de la richesse pétrolière par exemple». «Dans un scénario plus pessimiste pour le régime, il ne parvient pas à reconquérir l’ensemble du territoire. Cela signifie que des milices continuent à régner sur les périphéries, qu’un Etat islamique s’installe durablement à Raqqa et que les Kurdes suivent le modèle du KRG irakien», poursuit Balanche. Toutefois, la réconciliation nationale n’ira pas de soi, on s’en doute. «La soif de vengeance existe dans les deux camps. Le pays s’est fractionné sur des clivages ethnico-confessionnels, tribaux et politiques qu’il sera difficile de réduire au cours des prochaines années, même si la paix revient», conclut-il.

Jenny Saleh
 

Quid de Genève?
Avec la réélection de Bachar el-Assad, le processus de Genève, déjà mal engagé avec l’échec de ses deux conférences, semble mort et enterré. La démission du médiateur de l’Onu, Lakhdar Brahimi, avant l’élection, le laissait déjà présager. La Russie, qui préside le Conseil de sécurité de l’Onu, a, d’ores et déjà, annoncé par la voix de son ambassadeur Vitali Tchourkine, espérer qu’un successeur reprenne les négociations. «Qui va tâter le terrain? Qui va encourager les parties à faire des concessions dans leur vision des choses? Nous estimons que seulement deux sessions de pourparlers de cinq jours, pour dire au final que les choses sont tellement dans l’impasse qu’il est inutile de continuer ces négociations, ce n’est pas tout à fait convaincant», a lancé Tchourkine.
«Genève partait sur l’idée du départ de Bachar du pouvoir, il n’y avait pas meilleur moyen de le dissuader de le rejeter», analyse Frédéric Pichon.
Le géographe Fabrice Balanche estime qu’il faudra «de toute façon négocier une sortie de crise entre les différents acteurs internationaux et l’entériner officiellement lors d’une conférence. Donc nous aurons un Genève 3 et peut-être un Genève 4». De même, il prédit que «le résultat escompté ne sera pas celui voulu par les Occidentaux et les pays arabes du Golfe, mais celui de l’Iran, qui finira par être invité, et de la Russie». Pour ce spécialiste de la Syrie, «L’élection syrienne est un début de solution politique pour les partisans du régime de Bachar el-Assad qu’ils peuvent comparer à celle de l’Egypte. En Occident, nous arguons que Sissi n’a pas tué 150 000 personnes pour justifier son élection avec 96% des voix, mais nous sommes dans un processus comparable de normalisation par un retour à l’ancien régime».

Al-Nosra sur la liste noire turque
Souvent accusée de prêter main-forte au Front al-Nosra, une émanation syrienne d’al-Qaïda, la Turquie a décidé, mardi, de l’ajouter à la liste des organisations considérées terroristes. Des sanctions financières lui seront désormais appliquées, à l’instar d’autres groupes. Toutefois, cet ajout pose question, quant à son timing, en pleine réélection d’Assad.

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