Certains hommes, toujours en couple, vivent loin de leurs femmes et enfants pour des raisons économiques: assurer un meilleur rendement au niveau du salaire pour s’offrir une vie plus décente ou parfois plus luxueuse. Qu’on ait choisi ou subi de travailler loin de son pays, il est inévitable que la vie de famille soit mise à rude épreuve. Et cette distance n’est pas sans conséquence sur la vie privée du couple. Témoignages et avis de psychiatre.
«Mon mari a décidé, après dix-sept ans de vie commune, d’aller s’installer en Arabie saoudite, confie Nadia. Une société lui a fait une offre mirobolante à laquelle il n’a pas pu résister. Durant les trois premières années, nous avons réussi à merveille à nous aimer à distance, Chafic n’hésitant pas à faire d’incessants allers-retours pour voir la famille, et moi me rendant régulièrement chez lui. Mais au bout d’un temps, notre relation a commencé à s’essouffler. Mes enfants ayant grandi, je ne supportais plus ma solitude et sortais régulièrement avec des amis. Quand Chafic revenait, je supportais de moins en moins de changer mes programmes pour m’adapter à son rythme, et les retrouvailles ne se passent pas toujours très bien. Même les enfants acceptent de moins en moins ses ingérences. C’est comme si, quelque part, au fil de ses absences, il est devenu un inconnu qui s’impose parmi nous. Nous attendons son départ avec impatience pour reprendre nos habitudes», poursuit-elle.
«Mon époux s’est installé au Qatar, il y a cinq ans, et moi à Dubaï. Nous nous sommes parfaitement accommodés de cette situation, raconte Rana. Nous avons fait connaissance il y a dix ans sur Internet. Je vivais à Londres et lui au Liban. En fait, nous avons vécu ensemble juste trois ans et notre relation, dès le départ, s’est adaptée à cet amour à distance. Cela ne nous pose aucun problème, d’autant plus que nous n’avons pas d’enfants. Avec les différents moyens de communication, nous sommes continuellement en contact. Notre plan est clair: travailler dur pendant quelques années et prendre notre retraite dans dix ans pour commencer notre vraie vie de couple. A ce jour, nous tenons parfaitement à ce rythme. Nous nous rencontrons presque tous les mois et l’amour qui nous lie résiste à la séparation. Ce qui nous soude est plus fort que tout. Ensemble, nous avons planifié notre avenir et décidé des sacrifices nécessaires pour arriver à nos buts le plus tôt possible», explique la jeune femme.
Désormais, du fait de la crise économique qui sévit au Liban, ils sont de plus en plus nombreux ces cadres à plier bagage et à aller s’installer sous des cieux plus cléments, obligés d’abandonner sur place épouses et enfants. Pour ces nomades de longue durée, la famille est mise à rude épreuve. Certes, le contact s’entretient quasi quotidiennement par téléphone, Skype ou différents réseaux sociaux, mais cet éloignement physique a des incidences réelles sur la vie de couple et de famille. En effet, habitué chacun de son côté à vivre selon son rythme, il n’est pas évident de se réadapter au mode de vie de l’autre. Cette situation est difficile à gérer sur la durée. Certains s’accommodent à tel point à l’absence que le retour du mari au bercail devient une corvée difficile à supporter. A la longue, habiter chacun dans un pays peut créer un décalage, un déséquilibre qu’il est parfois difficile de dépasser. Parfois, l’absence de l’autre crée un tel sentiment de solitude que l’adultère fait doucement son chemin, chaque membre du couple essayant de se recréer une nouvelle relation pour combler le vide laissé par l’absence du conjoint officiel. D’autres semblent bien gérer leur vie à distance, n’hésitant pas à faire les sacrifices nécessaires pour assurer les besoins matériels de la famille, se concentrant sur les avantages de cette situation et attendant sagement les retrouvailles du couple et de la famille, d’autant plus que les divers moyens modernes de communication aident à mieux supporter la distance.
L’avis du psy
Quelles sont les répercussions de la figure masculine sur la société, la famille et le couple? Selon Chaouki Azouri, psychiatre, psychanalyste et chef du service de psychiatrie de l’Hôpital Mont-Liban, «en ce qui concerne l’absence de la figure masculine et paternelle, il y a une défaillance qui a commencé au XIXe siècle pour des raisons politiques, sociales et culturelles dans le monde. Ses répercussions sont très importantes au niveau des mentalités et de l’éducation des jeunes, notamment pendant l’adolescence. Cette défaillance a nourri tous les extrémismes, et on commence à comprendre, par exemple, d’où viennent les figures fondamentalistes islamistes qui recrutent parmi les jeunes en révolte. Toujours dans le même sens, les mouvements féministes du début du XXe siècle ont rétabli un certain équilibre positif dans la famille − la reconsidération du rôle de la femme − mais qui, en même temps, ont fragilisé la figure du père jaloux de son pouvoir et de sa capacité à assurer les rentrées d’argent. Un rééquilibrage entre hommes et femmes s’est fait au profit du couple, mais aux dépens de la figure du père tout-puissant. Tout ceci conforte l’idée que, dans la réalité, il y a une différence entre le père et la mère. La mère est sédentaire, le père celui qui va assurer les besoins de la famille». Les répercussions dans ce cas dépendent-elles de l’idéologie du couple? «Si l’idéologie oppose l’homme à la femme de ce point de vue (l’homme est considéré supérieur à la femme), toujours selon l’expert, plusieurs effets secondaires à la séparation apparaîtront. L’homme qui quitte le pays pour aller travailler dans les pays voisins, comme ceux du Golfe, voit son pouvoir quotidien diminuer du fait de son absence et de la présence de la femme seule dans l’espace de la maison familiale. Cela crée un déséquilibre dans le rapport de force qui existe même chez les couples les plus amoureux».
L’adultère serait l’une des répercussions de la séparation. Cette thèse est confirmée par le Dr Azouri. «Ceci pourrait se justifier par le fait que l’homme ou la femme est seul(e). On assiste alors à un certain déséquilibre dans les relations du couple. Toutefois, certains s’adaptent à la situation. Même en cas d’adultère, ils ferment les yeux dans le but de préserver le couple, voire la famille. Dans d’autres cas, les partenaires ont toujours des sentiments d’amour l’un envers l’autre, malgré la séparation. Par conséquent, la relation se poursuit sans être perturbée, la présence réelle n’étant pas un gage de la pérennité de l’amour».
Le psychiatre souligne également que «la présence symbolique du père est tout aussi importante que sa présence réelle, et ce, aussi bien pour la femme que pour les enfants. Sur le plan social, le bon côté de la séparation, est que la femme se libère, s’affirme. Le danger réside dans le fait que cela peut amener à une certaine individualisation qui, bonne
ou mauvaise, aura une influence sur les enfants et le mari. Ce qui perturberait plus ou moins la cohésion familiale», conclut-il.
Danièle Gergès