Ceux qui ont connu la guerre dans les années quatre-vingt ne peuvent oublier cette image symbolique du grand poète, écrivain et nationaliste, à la crinière blanche qui, parodiant un Diogène du XXe siècle, sillonnait de nuit les bois entourant le palais de Baabda, torche en main, en quête d’un «homme». Combien prémonitoire était ce geste! Ce Libanais pur-sang, Saïd Akl, disparaît quelques décennies plus tard, sans avoir encore trouvé «Celui» qu’il cherchait. En l’espace de quarante-huit heures, le pays perd deux chantres du Liban, deux grandes figures au patriotisme indéfectible que, chacun d’entre eux, a exprimé à sa manière mais avec autant de conviction contagieuse, hélas, sans succès de contamination des gérants de nos destinées. Au milieu d’une très vive émotion populaire, la Chahroura et le poète ont rejoint leurs dernières demeures au milieu d’une même ferveur. Les parents des soldats otages, eux-mêmes, ont mis en sourdine leurs revendications le temps d’un dernier hommage aux deux grands disparus.
Pendant deux jours, les Libanais ont retrouvé leur fierté nationale à travers ceux qui franchissaient le cap de leurs vies dans l’oubli, abandonnés de l’Etat. Combien d’autres qui ont, eux aussi, participé à faire connaître à leur manière la grandeur de leur pays et sa culture ont-ils subi le même sort? Les syndicats de l’art et de la culture ont, de longue date, appelé en vain une administration aveugle et sourde à se pencher sur les fins de carrières difficiles de ceux qui, par leurs talents, ont glorifié la patrie. Il est vrai que ces derniers n’ont jamais envahi la chaussée ou bloqué les passages, se limitant à réclamer leurs droits.
L’année s’achève sur des pertes, encore une fois, irrécupérables. Comme les ténors et martyrs qui ont forgé l’indépendance de l’Etat libanais, ceux qui lui ont donné son aura au Moyen-Orient et dans le monde disparaissent à leur tour au bout d’une vie extrêmement riche. L’espoir n’est pourtant pas perdu, du moins dans le monde de la culture. L’héritage est lourd et les nouveaux talents ne manquent pas.
Cet intense moment d’émotion passé, les problèmes reviennent en force sur le tapis. Les pourparlers annoncés pour libérer les soldats se poursuivent sans beaucoup de résultat au milieu des rumeurs les plus fantaisistes. Le Hezbollah, lui, s’est empressé d’obtenir la libération de l’un de ses membres. Dans une ultime volonté de tenter la politique de la main tendue pour sauver ce qui reste des institutions du pays, l’ancien Premier ministre retrouve le chef du Législatif sur le terrain d’un dialogue lequel, on ne sait pour quelle raison, serait prévu à Aïn el-Tiné. La résidence de Nabih Berry remplacerait-elle désormais le lieu sacro-saint de la Place de l’Etoile? Peu importe, au point où nous en sommes ceci reste un détail, malgré son importance car, une fois de plus, une structure de l’Etat est moralement violée.
Pour en revenir au dialogue préconisé par Saad Hariri qui, certes, découle d’une bonne intention, des questions multiples se posent sur l’utilité et les résultats escomptés d’une telle initiative. Les citoyens ont, très souvent, la mémoire sélective, mais ils ne peuvent en effacer certains flashs qui tentaient d’‘‘immortaliser’’ l’entente entre toutes les communautés du pays et à l’intérieur de chacune. On a vu ainsi les «frères toujours ennemis» déjeuner à la même table au cœur de la capitale. On les a vus se serrer les mains et exhiber un large sourire, donnant l’illusion d’une possible entente ou même d’une entente déjà conclue. De 2006 à 2014 qu’y a-t-il de changé? Quels ont été les sujets de mésentente résolus? Quel rôle a-t-on réussi à redonner à l’Etat et à ses institutions?
Tout rapprochement entre les différentes factions est, certes, applaudi, mais avec les réserves d’usage afin d’éviter, l’inévitable, c’est-à-dire la désillusion de ceux qui veulent y croire ferme. Les partenaires entament le dialogue dans des conditions pour le moins rédhibitoires. L’objectif des uns est d’œuvrer à rendre son autorité et son prestige à l’Etat. Celui des autres est de conserver leurs acquis et leur arsenal toujours «pour lutter contre l’envahisseur israélien». Sauf que, là aussi, reste le souvenir cuisant de la célèbre phrase du secrétaire général du Hezbollah: «Si j’avais su…». Le dialogue, dit-on, sera lancé. Pour quels résultats: un locataire au palais présidentiel avant 2015?
Mouna Béchara