Près de quatre millions de Charlie ont défilé en France et dans le monde pour rendre hommage aux 17 victimes des attaques terroristes qui ont frappé Paris. Une vague de mobilisation, sans précédent, depuis la Libération, qui appelle les responsables politiques à répondre aux défis de la radicalisation du débat public et de la communautarisation de la société.
A la Une, un fond vert aux couleurs de l’islam, barré par le titre «Tout est pardonné» et Mahomet qui brandit, une larme à l’œil, une pancarte «Je suis Charlie». Lundi soir, au siège de Libération, l’équipe des «survivants» de Charlie Hebdo a bouclé sa première édition depuis la tuerie qui a coûté la vie à huit des membres de sa rédaction. Non, Charlie n’est pas mort. Sur huit pages, le journal satirique tape encore sur les politiques et les religions. Il en est ressorti encore plus fort. Habituellement tiré à 60 000 exemplaires, le numéro de mercredi l’a été à trois millions; 300 000 ont été envoyés à l’international. Sacrée ironie pour une publication provocatrice, fleurant bon le vieil anarchisme à la française. La voilà devenue grand public. Défenseur d’une certaine idée de la liberté d’expression, elle l’a toujours été. Dimanche, c’est tout un peuple et tout un monde qui s’est levé à ses côtés pour dire non au terrorisme meurtrier, intellectuel et islamiste.
Le monde est Charlie
Je, tu, ils, elles… nous étions tous Charlie ce dimanche 11 janvier. Au terme d’une semaine tragique, des centaines de milliers d’anonymes, Français, étrangers, policiers, religieux, athées, anarchistes et responsables politiques de tous bords, ont manifesté, comme un seul homme, leur refus de céder au terrorisme et leur volonté commune de défendre la liberté prise pour cible par les fanatiques qui ouvrirent le feu sur Charlie Hebdo.
De Bordeaux à Quimper, de Marseille à Strasbourg, de Clermont-Ferrand à Angers, c’est une avalanche de dessins, de drapeaux et d’affiches siglés «Je suis Charlie» qui a déferlé dans un climat unanimement fraternel. Au point de rendre temporairement impossible tout comptage précis de la participation, tout particulièrement à Paris où les trois itinéraires prévus par les organisateurs, entre les emblématiques places de la République et de la Nation, ont été submergés par l’affluence.
Au final, près de 3,7 millions de personnes ont participé à cette marche républicaine historique à travers toute la France, selon le ministère de l’Intérieur. Avec au moins 1,5 million de manifestants rien que dans la capitale, le défilé parisien devient le plus important depuis la Libération et à coup sûr la marche du siècle qui s’ouvre. Ni les désaccords ni les tentatives de récupération politique n’auront réussi à voler la vedette à ce formidable élan de solidarité que chaque manifestant portait ce dimanche en bandoulière. En témoignent ces moments de grâce inestimables. La patience des participants, bloqués par l’affluence, ces applaudissements et remerciements spontanés au passage de policiers et gendarmes, un triple drapeau français, israélien et palestinien posté sur la statue de la Nation…
Liberté et fraternité, deux maîtres mots dans un défilé monstre, hanté ici ou là par la crainte d’un terrorisme aveugle et la hantise d’une restriction des libertés au nom de la sécurité. Alors, sursaut national ou parenthèse enchantée? «Cet unanimisme est utile à Hollande pour ressouder la nation. Il est utile à Marine Le Pen pour demander la peine de mort», a prévenu par avance le dessinateur de Charlie Hebdo Luz, dépassé par le symbole qui est fait du journal satirique.
Après l’émotion
De fait, après cette communion laïque dominicale, la semaine qui s’ouvre s’annonce des plus délicates, alors que l’UMP réclame déjà un renforcement de la législation antiterroriste, rouvrant les craintes de voir la France marcher dans les pas du Patriot Act américain de l’après 11-Septembre. «A partir de demain, le débat doit s’ouvrir sur ce qui a été fait, ce qui n’a pas été fait», a embrayé ce dimanche Marine Le Pen. «Est-ce que la politique internationale que nous menons est la bonne politique? Est-ce que tous les moyens sont mis en œuvre pour pouvoir lutter contre le fléau du terrorisme islamiste?», a-t-elle prévenu.
«Il faut que l’état d’esprit de ce 11 janvier reste. C’est un nouvel état d’esprit, me semble-t-il, pour notre pays», lui a répondu indirectement le Premier ministre Manuel Valls dont les propositions destinées à renforcer la lutte contre le terrorisme donneront le ton du respect ou pas des libertés publiques.
Pourtant, ceux qui ne sont pas Charlie se sont finalement très vite manifestés. Le président d’honneur du Front national (FN), Jean-Marie Le Pen, a ainsi ironisé sur cette marche républicaine parisienne, qualifiant de «charlots» les responsables politiques français qui y ont pris part. De son côté, le ministre des Affaires étrangères marocain, Salaheddine Mezouar, n’a finalement pas participé à la marche «en raison de la présence de caricatures blasphématoires» du Prophète dans le défilé, selon un communiqué officiel diffusé par l’ambassade marocaine. Pour sa part, Dieudonné, qui a participé à la marche, a expliqué se sentir «Charlie Coulibaly».
La France a pris peur et elle s’est soulevée comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Le roman national, l’histoire charnelle d’un peuple s’écrit au rythme de ses rassemblements. Il y a eu 1945 et la Libération, la renaissance d’un pays terrassé par la guerre. En 1998, il y a eu le titre de champion du monde et l’exaltation du modèle black-blanc-beur. Deux grands moments de bonheur intense auxquels ont succédé 17 ans plus tard les tragédies de Charlie Hebdo, de Montrouge et de la porte de Vincennes. En quelques jours, le pays a été frappé à plusieurs reprises en plein cœur. Dans Paris, devenue capitale du monde, dans la rédaction de Charlie Hebdo, figure d’une certaine idée de la liberté, dans un hypermarché casher, pour frapper la communauté juive de France. Un pays frappé par des jeunes Français de banlieue, arabes et noirs, radicalisés dans les cages d’escalier, en prison et sur Internet. Depuis quelque temps, s’est installé en France un certain malaise qui s’est creusé au fil des années et que les responsables politiques n’ont pas réussi à dissiper. Cette semaine, il s’est exprimé par le sang et la haine.
L’enquête se poursuit. Dimanche, une vidéo est apparue sur Internet. Un homme ressemblant fortement à Coulibaly apparaît face à la caméra pour se réclamer de l’organisation jihadiste, l’Etat islamique (EI), et revendiquer un lien avec l’attaque de Charlie Hebdo par les frères Kouachi. L’existence même de cette nouvelle vidéo − si Coulibaly est bien l’homme qui y apparaît − pose l’inquiétante question des éventuelles complicités dont il a pu bénéficier. Après la mort de Coulibaly, quelqu’un a monté et mis en ligne ce document. Où et auprès de qui les terroristes se sont procurés leurs armes? Où est la compagne d’Amédy Coulibaly, Hayat Bou Médiène, et quelle est son implication? Sûrement en Syrie, selon les services de renseignements.
Le politique a très vite repris ses droits. Les questions de la République, du modèle français et de l’islam sont revenues au centre des débats. Le réveil promet d’être douloureux.
Julien Abi Ramia
Le dénouement
Après l’attaque meurtrière du journal Charlie Hebdo, mercredi, et la fusillade mortelle qui s’est produite jeudi matin à Montrouge, au moins quatre personnes ont été tuées vendredi 9 janvier, lors d’une prise d’otages à Paris, porte de Vincennes. Cette issue tragique vient conclure une double traque. Celle des frères Kouachi, les auteurs présumés de l’attaque de Charlie Hebdo, et celle du tueur présumé de Montrouge, Amédy Coulibaly. Une double traque et un double assaut menés par les services de police: contre le bâtiment de Dammartin-en-Goële où s’étaient retranchés les frères Kouachi et, au même instant, contre l’épicerie casher dans laquelle Coulibaly retenait plusieurs personnes en otages. Ce dénouement spectaculaire, sous l’œil des caméras des chaînes d’information en continu, laisse encore plusieurs questions sans réponses.