Magazine Le Mensuel

Nº 2985 du vendredi 23 janvier 2015

Société

Vivre débranchés. Ces gens qui refusent les réseaux sociaux

Ils ont choisi de faire fi des diktats socioculturels et de ne pas se brancher sur les réseaux sociaux. Dire non à Facebook et à Twitter, selon eux, c’est refuser d’avoir des amis virtuels et des opinions sur tout. C’est ne pas accepter d’étaler sa vie privée au grand jour. C’est éviter de fouiner chez les autres. «Nous débranchons et nous en sommes satisfaits», affirment ces anti-réseaux sociaux. Décryptage et témoignages.

Ils avancent mille et une raisons pour justifier leur choix: Les réseaux sociaux? témoignent ces résistants à la Toile, «ils ont le pouvoir de changer la définition de l’amitié. Un ami sur Facebook est une propre conception de la virtualité. C’est léger et superficiel, souvent hypocrite et envieux aussi». «Ils nous incitent au voyeurisme et à l’exhibitionnisme presque malgré nous». «C’est la victoire du narcissisme et de l’ego». «Ils font et défont les couples qui s’espionnent et traquent le moindre ‘‘j’aime’’ posté par le conjoint»… Malgré les fonctions alléchantes des réseaux sociaux, une minorité refuse donc encore et toujours de les rejoindre. Non pas par manque de temps, de moyens ou de compétences techniques. Mais bien par un choix délibéré et longuement réfléchi.
Pour Joanna, femme d’affaires, se consacrer à la vraie vie est mille fois plus intéressant que de mener des relations virtuelles qui tendent à remplacer les rapports concrets entre les humains. «Les gens sont fiers d’étaler le nombre de leurs amis sur les réseaux sociaux. Mais, en fait, tous ces abonnés sont là pour les observer et pour les juger. On affiche 1 000 amis sur Facebook, on prend la peine d’écrire un post et on attend que les autres inter-réagissent avec nous. C’est à peine une dizaine de personnes qui vous écrivent des commentaires, souvent des amis de la vie réelle, les autres se contentent de vous lire en catimini et de vous cracher dans le dos. Je préfère me passer de ce jeu malsain».
«Je n’aime pas être réduit à un profil, s’insurge Karim, financier. Dans le cadre de mon travail, je suis souvent devant mon ordinateur, mais être relié aux autres en perfusion virtuelle, mille fois non. La quantité a remplacé la qualité. Nous sommes face à une explosion des réseaux sociaux. Nous observons un rapide glissement de l’espionnage vers son institutionnalisation. Ce que les Etats n’ont pu faire, les organisations privées le font. Entre l’exhibitionnisme des uns et le voyeurisme des autres,  je ne me trouve pas une place. L’anonymat et la médiocrité de la solitude de ce monde virtuel où des millions de rencontres ne débouchent sur aucun échange ne me tentent pas».
«Peut-on en 2015 vivre sans Twitter et Facebook»? Tout à fait, clament ces personnes qui, somme toute, ne souhaitent pas passer, des relations privées entre deux ou plusieurs personnes de leur entourage, à la diffusion de photos et de messages qui deviennent instantanément publics, dès que l’on s’approche du clavier. Malgré le milliard d’abonnés sur les réseaux sociaux, certains font de la résistance et refusent de s’y mettre, faisant fi de la tentation de faire comme les autres. «Comme toute chose, explique à Magazine le sociologue Fadi Dagher, les réseaux sociaux ont des avantages et des inconvénients. En consacrant le meilleur de leur temps à chatter ou à écrire leurs posts et afficher leur vie en photos, les gens coupent progressivement leurs contacts sociaux et amicaux réels. Avec le temps, Internet devient le facteur prédominant de leur vie sociale. Les personnes qui s’adonnent à des activités en ligne de manière régulière ont, d’autre part, tendance à moins communiquer avec leur entourage, créant ainsi un certain malaise en famille, dans un couple et, même, avec le cercle de vrais amis qui commence à rétrécir». Les réseaux sociaux seraient à l’origine d’une superficialité des relations, non seulement pour faciliter la communication entre «amis», mais aussi pour leur simplicité à se faire des «amis». Les réseaux sociaux en ligne donnent l’illusion qu’il est très simple de se faire des amis, il suffit d’envoyer ‘‘une demande’’ ou d’accepter ‘‘une invitation’’. En réalité, les liens amicaux doivent, au contraire, être forgés et maintenus. On peut facilement avoir 500 amis sur Facebook, alors qu’en réalité on n’en a qu’une dizaine. Ceci revient à faire preuve de popularité et donc d’estime et d’égocentrisme».
Selon une étude menée au Royaume-Uni, les réseaux sociaux seraient la cause d’un divorce sur cinq. D’après une étude américaine, un adulte sur cinq utilise la Toile pour draguer. Explication des sociologues: ces réseaux ont la capacité de créer une intimité virtuelle très rapide et de faciliter le contact entre des inconnus. Nombreuses sont les personnes qui se laissent entraîner à chatter sans forcément passer à l’acte, mais cela crée par la force des choses une tension au sein du couple surtout quand l’un des partenaires est
particulièrement jaloux ou quand le couple bat de l’aile. «Mon mari arrivait à la maison et courait s’enfermer dans son bureau pour se brancher sur la Toile. Ça ne me posait pas de problème. Je trouvais même que cela le détendait et le mettait de bonne humeur jusqu’au jour où une de mes amies qui avait fabriqué un faux profil, histoire de draguer sereinement, m’annonce qu’il la séduisait à coups de messages enflammés, voire érotiques. Le doute s’est alors installé entre nous et notre couple a failli exploser si Alain ne m’avait avoué qu’en effet il entretenait plusieurs relations virtuelles, histoire de se changer les idées, mais qu’il allait carrément débrancher pour regagner ma confiance».

Danièle Gergès

Autour de la Toile
J’ai débranché par Thierry Crouzet. Epuisé par quinze ans d’hyperactivité en ligne, Thierry Crouzet, gourou des réseaux sociaux et auteur de nombreux ouvrages sur les nouvelles technologies, entame une cure de désintoxication. Il prévient ses milliers d’amis de Facebook et de Twitter qu’il les quitte pour six mois. Il disparaît du Net pour se sevrer. Au fil des jours, il nous raconte avec humour ses crises de manque, sa vie «débranchée», puis comment il se reconstruit, en quête d’un art de vivre à l’époque d’Internet.
Selon une équipe, pilotée par Wilhelm Hofmann de la Chicago University’s Booth Business School, résister, dans une journée normale à l’attrait de Twitter et de Facebook est plus dur que de résister à une cigarette pour les fumeurs ou à un verre d’alcool pour les consommateurs de boissons.
Une étude américaine a montré qu’environ 10% des jeunes de 16 à 34 ans se seraient vu refuser un emploi en raison de leur profil virtuel. En cause notamment: des photos compromettantes, des blagues salaces et des «je t’aime» mal placés.
L’écrivain américain, William Deresiewicz, estime que les réseaux sociaux ont transformé les amis en une masse indéterminée, sorte de public sans visage.
Selon le sociologue Michel Forsé, une étude a montré qu’un cerveau humain peut entretenir une relation suivie avec 150 personnes. C’est un maximum. Pour la moyenne des gens, ce serait une trentaine.
Selon Judith Donath, chercheuse à Harvard, les réseaux sociaux en ligne préfigurent une transformation profonde des relations sociales, aussi profondes que celles provoquées par l’invention du langage.

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