Le 9 février 2015, à l’heure où l’Egypte s’apprête à célébrer l’An IV de sa révolution, la visite de Vladimir Poutine occupe la Une de plusieurs journaux. C’est l’événement. Al-Tahrir écrit: «Le tsar de Russie en visite en Egypte»; al-Akhbar: «Bienvenue Poutine, ami de l’Egypte»; al-Ahram: «Moscou soutient Le Caire pour accomplir la mise en place de son système politique et pour moderniser son économie».
2015 est l’année où l’Egypte et la Russie fêtent le 70e anniversaire de leurs relations officielles, et les deux chefs d’Etat sont décidés à poursuivre la route. Elu président de la République le 8 juin 2014, Abdel-Fattah el-Sissi a réservé sa première visite, hors du Moyen-Orient, à la Russie, et non pas aux Etats-Unis à l’instar de ses prédécesseurs.
A l’issue de deux jours d’entretiens, les deux responsables annoncent qu’ils vont accroître leur coopération commerciale, agricole, technique et militaire. D’autre part, la Russie est disposée à accorder à l’Egypte d’importants crédits financiers.
La politique n’est pas oubliée. Le président égyptien déclare: «L’échange d’opinions sur les questions internationales a démontré que, non seulement les positions du Caire et de Moscou sont proches face à la solution des problèmes régionaux et internationaux, mais qu’elles coïncident».
Dans un tel contexte, il est normal de réserver à Poutine un accueil chaleureux. D’autant plus qu’il n’a exigé aucune exclusivité. L’Egypte poursuivra sa collaboration avec les pays arabes, bien entendu, mais aussi avec l’Europe, les Etats-Unis…
Ce 9 février, un drame endeuille le pays. La veille, près de trente supporters du club de football de Zamalek sont morts, en essayant d’escalader les murs du stade où devait se dérouler le match Zamalek-ENPPI. La police a tenté de les dissuader en utilisant des gaz lacrymogènes, et les supporters ont lancé des feux d’artifice. Les affrontements ont été violents.
Un attentat par jour, au moins
Cette fois, tout au moins, la mort n’est pas due à un attentat terroriste. Depuis la destitution de Mohammad Morsi, on compte tous les jours en Egypte un ou plusieurs attentats. Les Frères musulmans, mouvement auquel appartenait Morsi, et les jihadistes qui jouissaient de son soutien, se sont juré de déstabiliser le régime actuel, afin de remettre le pouvoir aux mains des islamistes.
Cette série noire mine l’économie du pays. Les touristes, en dehors de la mer Rouge, ont disparu. Les investisseurs hésitent à s’engager, et cela se comprend.
Loin de se laisser intimider par ce climat, Abdel-Fattah el-Sissi lance des «projets pharaoniques» pour relancer l’économie, lutter contre le chômage, remettre sur rails les entreprises égyptiennes.
Le 5 août 2014, la région du canal de Suez est le théâtre d’une cérémonie spectaculaire. Entouré de plusieurs ministres et généraux, et face à une foule nombreuse, le président Sissi lance en grande pompe le projet d’un «nouveau canal de Suez».
Ce nouveau canal, parallèle à l’ancien (long de 193 km et achevé en 1869 sous l’égide de Ferdinand de Lesseps), doublera la voie d’eau existante sur 37 km, l’élargira et l’approfondira sur 35 km. Le but est d’augmenter la capacité du trafic sur cette artère fondamentale reliant la mer Rouge et la Méditerranée.
Pour la petite histoire, Mohammad Morsi avait eu l’idée de creuser un nouveau canal, mais il voulait en confier le financement au Qatar, devenu aujourd’hui le pire ennemi du régime égyptien. Le gouvernement l’accuse de financer les Frères musulmans et les jihadistes.
Abdel-Fattah el-Sissi voit grand. Il veut que ce futur canal soit strictement égyptien et déclare dans son discours: «Seuls les Egyptiens seront autorisés à participer à ce projet, dont le coût pourrait s’élever à plus de 4 milliards de dollars, et dont la construction sera confiée à 17 compagnies privées égyptiennes sous la supervision de l’armée». Le président ajoute: «Ce nouveau canal devra être terminé en un an».
La cérémonie, haute en couleur, est retransmise par toutes les chaînes de télévision, et des millions de téléspectateurs applaudissent.
Selon Mohammad Mamich, chef de l’Autorité du canal de Suez, «le projet devrait fournir un million d’emplois et fera de l’Egypte un centre industriel, logistique et marchand».
Cependant, le financement de ce projet ambitieux posait problème. Mais le peuple égyptien en a compris l’intérêt. A la surprise générale, les citoyens ont acheté pour plusieurs millions de dollars de bons de souscription en moins d’une semaine. Du jamais vu qui permet de lancer un chantier emblématique sans dépendre des financiers du Golfe.
Le 12 août dernier, le président Sissi, accompagné par un groupe de ministres et de généraux, se rend à Sotchi pour rencontrer Vladimir Poutine. Durant la visite en Egypte du président russe, la signature de divers contrats viendra sans doute donner vie aux décisions adoptées en août.
Priorité au développement
Cet élan n’est pas pour plaire aux ennemis du régime. Frères musulmans et membres du groupe Ansar Beit al-Maqdiss (les partisans de Jérusalem) très puissants dans le Sinaï, multiplient les attentats contre les cibles militaires, qui coûtent aussi la vie à des civils.
Le mois suivant permettra au raïs égyptien d’effectuer sa première sortie officielle dans le monde. Du 21 au 25 septembre, il assistera aux travaux de l’Assemblée générale de l’Onu. Sissi prend la parole devant plus de 150 chefs d’Etat ou de gouvernement. Il affirme que l’Egypte a commencé à appliquer les premières mesures pour établir un Etat civil moderne qui respecte la loi et assure la liberté d’expression. Il souligne que son pays a lancé un programme ambitieux de développement qui s’achèvera en 2030.
Cette réunion internationale favorise les rencontres. Sissi a un entretien fructueux avec Ban Ki-Moon, avec l’ancien président Bill Clinton et son épouse Hillary, et un long entretien avec le Premier ministre éthiopien au sujet du Haut Barrage de la Renaissance, dont la construction menace le potentiel d’eau réservé à l’Egypte.
Le 25 septembre, Barack Obama, qui n’a jamais accordé un crédit total à Sissi, le rencontre pour la première fois. Les deux présidents sont entourés des membres de leurs délégations, mais cela n’empêche pas une sorte de dialogue. Obama, selon un officiel de la Maison-Blanche, a parlé de «la détention des journalistes d’al-Jazeera qui devraient être libérés, et a exprimé «sa préoccupation au sujet des procès de masse expédiés en quelques minutes». Le président égyptien a souligné que le gouvernement organise son agenda en fonction des besoins du peuple, des priorités de la nation… et qu’il a pris la route de la démocratie. Les deux leaders ont décidé de renforcer leur dialogue stratégique et leurs relations bilatérales et de lutter contre le califat arabe et le terrorisme.
Malgré les mesures draconiennes prises dans le nord du Sinaï, un attentat revendiqué par Ansar Beit al-Maqdiss provoque la mort de trente soldats et d’une centaine de blessés. De plus, le 10 novembre, ce groupe rallie officiellement le calife Ibrahim Ben Awad, le patron de l’Etat islamique.
Le 24 novembre, le président Sissi commence sa première tournée en Europe par la visite du pape François. Le communiqué du Saint-Siège, publié après la rencontre, fait état «d’échanges cordiaux». Le pape a souhaité voir l’Egypte «poursuivre la voie du dialogue interreligieux», et plaidé pour une coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans.
A la messe de Noël
Les discussions avec le Premier ministre italien, Matteo Renzi, ont porté sur le renforcement des relations bilatérales dans les domaines du commerce, de l’industrie… «L’Egypte est un partenaire incontournable», a déclaré Renzi au cours de la conférence de presse. Le président égyptien a ensuite encouragé des hommes d’affaires à étudier les diverses possibilités d’action dans son pays.
En France pour une visite d’Etat de deux jours, le président Sissi a mis au point avec François Hollande les possibilités de coopération dans divers domaines. Ils ont également étudié ensemble les moyens de traiter divers problèmes internationaux, ceux de la Syrie, de la Lybie, du califat arabe auquel il faut déclarer une guerre sans merci, du terrorisme de façon générale. Le renforcement des relations économiques et de la coopération militaire entre les deux pays a été décidé.
Fin 2014, Abdel-Fattah el-Sissi décide d’adopter une initiative audacieuse dans le contexte religieux. Il y pense depuis plusieurs mois et en discute avec le grand imam d’al-Azhar. Une date est choisie.
Le 28 décembre, le raïs se rend à al-Azhar, la plus haute institution de l’islam sunnite. Devant des centaines d’érudits religieux et de prédicateurs, il s’exprime d’une voix calme: «Nous devons révolutionner notre religion».
C’est la première fois dans le monde qu’un chef musulman, et à al-Azhar, ose formuler avec un brillant courage cette critique: «Nous ne faisons pas assez concernant le véritable discours religieux». «Le problème n’a jamais été notre foi, il est peut-être lié à l’idéologie». Prônant un discours religieux en accord avec son temps, Sissi affirme que «la nation islamique est déchirée et détruite par l’extrémisme». Il s’adresse ensuite directement au grand imam d’al-Azhar: «Vous êtes responsable devant Allah. Je le répète: ‘‘Nous devons révolutionner notre religion’’».
L’auditoire applaudit, mais nombre d’imams ne partagent pas l’opinion de Sissi.
Une dizaine de jours plus tard, le 6 janvier 2015, le président s’invite à la messe de Noël copte-orthodoxe. A l’heure où le pape Tawadros va commencer à officier, on voit apparaître Sissi en costume foncé et cravate rouge… Les fidèles applaudissent frénétiquement, tandis que le pape rayonne de joie. C’est encore une «première», aucun président égyptien n’est jamais venu à la cathédrale Saint-Marc un soir de Noël.
Echange d’accolades, puis le président fait une courte allocution: «Il était nécessaire pour moi de venir ici vous souhaiter un joyeux Noël… Il est important pour le monde de voir cette scène qui reflète la véritable unité égyptienne».
Mais les islamistes n’ont pas renoncé à gagner la partie. Dans un communiqué diffusé à partir d’Ankara, les Frères musulmans annoncent la «formation de leurs bataillons de kamikazes et leur décision de reprendre la lutte armée clandestine. Touristes, hommes d’affaires étrangers, diplomates… doivent quitter l’Egypte avant le 11 février.
La guerre contre les terroristes n’est pas terminée, mais le camp nationaliste est décidé à la gagner.
Denise Ammoun, Le Caire