L’Egypte en deuil. C’est sans doute l’expression la plus appropriée pour décrire la réaction de la population face au drame de Syrte. Le 15 février, en fin d’après-midi, les partisans de Daech placent sur Internet la vidéo montrant la décapitation de 21 ouvriers égyptiens, de confession chrétienne, leurs otages depuis la mi-janvier. La riposte de l’Egypte ne se fait pas attendre. Des avions mènent une dizaine de raids contre des positions de Daech en Libye.
La vidéo de la décapitation des 21 Coptes est bloquée par la censure, et une discussion animée se déroule entre les responsables des chaînes locales et panarabes de télévision: faut-il la montrer au grand public? La réponse est négative, la vidéo étant qualifiée «d’extrêmement violente». On annoncera seulement la tragédie sur le petit écran et les journalistes feront des commentaires. Soudain, un «urgent» est annoncé, et le président Abdel-Fattah el-Sissi s’adresse à la nation.
Dès la parution de la vidéo sur Internet, le chef de l’Etat a convoqué à la présidence les membres du Conseil national de défense. Ils analysent la situation et étudient les mesures à adopter. Ce meurtre barbare nécessite une réponse spectaculaire.
Le visage sévère, la voix forte, le raïs lit un communiqué dont l’épilogue est une déclaration de guerre. Sissi commence par présenter ses condoléances aux familles des martyrs, et cela au nom de tous les Egyptiens, à la suite de ce crime terroriste… Il exprime «la consternation et la colère de tous les Egyptiens», il donne ordre au gouvernement de prendre bon soin des familles des martyrs et décrète sept jours de «deuil national».
Unité nationale renforcée
La fin du communiqué est violente. Sissi déclare: «l’Egypte se réserve le droit de riposter au moment propice».
Le 16 février, la plupart des journaux consacrent la Une à cette déclaration, reproduite en gros caractères, et publient une photo terrifiante des 21 otages, quelques instants avant leur exécution. Vêtus de l’uniforme orange, à l’instar des victimes de Syrie, ils sont à genoux, les mains liées derrière le dos, et on distingue nettement chaque visage. A l’arrière, les bourreaux, en cagoules noires, ont les mains posées sur les épaules des martyrs. Une constatation est relevée par les lecteurs, aucune trace de peur ou de larmes ne marque leurs visages. Ce sujet de fierté accentue la colère des Egyptiens contre Daech. «Cette photo est insoutenable pour les familles, mais les journaux leur devaient cet hommage», dit Mona el-Hassan, une jeune musulmane vêtue de noir.
Ce drame vécu par l’Egypte efface toute différence religieuse. Pour la population, ce sont des Egyptiens qui ont été assassinés.
Dans les rues, à travers les commentaires audibles, on relève le sentiment que cette barbarie a consolidé l’unité nationale. D’ailleurs, les chefs religieux, musulmans et chrétiens, font une déclaration identique. Le grand imam d’al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite; le mufti de la République; le pape Tawadros II, chef de l’Eglise copte-orthodoxe, déclarent: «Les religions célestes sont complètement innocentes de ces crimes». De son côté, le parti salafiste al-Nour condamne ce «crime terrifiant», et tous les partis politiques, de droite comme de gauche, dénoncent cette «barbarie».
En matinée, un communiqué du porte-parole militaire annonce que «l’armée de l’air égyptienne a lancé à l’aube 8 raids contre des camps terroristes de Daech et des dépôts d’armes de cette organisation en Libye, provoquant de graves dégâts et la mort de 50 terroristes».
La satisfaction est générale dans le pays et tout donne à penser qu’il s’agit simplement d’une première opération. L’Egypte possède un arsenal militaire qui en fait la 8e puissance au monde. L’achat à la France de 24 avions de combat du type Rafale va renforcer ses capacités d’attaque et de défense. Les terroristes en tiendront certainement compte.
Sissi à Saint-Marc
Avant d’assister à la signature du contrat des Rafale, le président Sissi se rend à la cathédrale Saint-Marc, siège de l’Eglise copte-orthodoxe, pour présenter ses condoléances au pape Tawadros II. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une cérémonie officielle. Sissi se rend chez Tawadros dans un geste fraternel, pour lui dire sa consternation: «Ce sont de vrais martyrs, tout comme les soldats qui sont morts dans le Sinaï». Le raïs confirme la détermination du gouvernement d’accorder à chaque famille de martyr la somme de 100 000 livres égyptiennes (environ 13 000 dollars) et une pension à vie.
Cette décision est ensuite communiquée à certains membres des familles de martyrs qui campent pratiquement dans les jardins de la cathédrale depuis plusieurs jours. Ils sont venus aux nouvelles et, selon la coutume, ils habitent chez des parents ou des amis proches de la «Morcossia», nom arabe du siège de l’Eglise. Le pape les a souvent reçus et tenté de calmer leur inquiétude.
L’affaire des otages ne date pas du 15 février. Une vingtaine de jours plus tôt, Daech avait annoncé l’enlèvement de «vingt Coptes, membres de la religion chrétienne ennemie de l’islam». Le gouvernement égyptien avait aussitôt lancé une enquête en Lybie afin d’établir les faits. Une enquête très difficile dans un pays où le gouvernement et l’armée sont plus faibles que les milices. D’où un chaos indescriptible. La déclaration des Daechistes s’avère exacte, mais comment aider les otages? Des contacts sont pris avec certains chefs de tribus susceptibles d’intervenir auprès des terroristes. La semaine dernière, le représentant de la Libye au siège de la Ligue arabe présente officiellement ses condoléances aux familles des otages. Consternation générale. Mais l’information était fausse et plusieurs chefs de tribus poursuivaient leur action pour obtenir leur libération. L’espoir était encore possible, mais il ne l’est plus.
Les 21 martyrs appartenaient à la province de Miniah, en Moyenne-Egypte, où des scènes d’hystérie se déroulent. Une famille a perdu ses deux fils, une jeune fiancée l’homme de sa vie, parti en Libye pour gagner un peu d’argent et pouvoir se marier. Les chaînes de télévision montrent les images et font des commentaires ou des interviews. Les familles veulent récupérer les cadavres pour les enterrer. Comment donner suite à ce désir légitime?
1,5 million d’Egyptiens en Libye
Les Egyptiens qui travaillent en Libye, et dont le nombre s’élève à un million et demi, sont un grave sujet de préoccupation pour le gouvernement égyptien. Ces hommes vivent dans des conditions de sécurité très précaires. Mais la perspective du chômage qui les attend en Egypte freine leur retour. Le 16 février, le président Sissi a ordonné au ministre du Travail et de l’Emigration de ne plus accorder de visas aux Egyptiens qui souhaitent se rendre en Libye; il a également promis l’aide de l’Etat à tous les ressortissants du pays du Nil qui souhaitent regagner leur patrie.
Ce même 16 février, le raïs a délégué à New York le ministre des Affaires étrangères, Sameh Choucri, pour demander une réunion urgente du Conseil de sécurité. Le ministre français des Affaires étrangères est également à New York dans le même but.
Le soir, le blog du Monde copte publie un communiqué: «Nous avons vu la vidéo, réalisée d’une excellente façon technique. L’équipe a débattu la question de la publier ou non. Par respect pour les martyrs et leurs familles, nous n’allons pas le faire… Mais nous voulons vous faire part de la fin de la vidéo. Les victimes priaient, tandis que les caméras les filmaient. Au moment de l’exécution, cinq d’entre eux ont crié «Jésus», l’un a été interrompu par son exécution».
Ce témoignage bouleversant est lu par des millions d’Egyptiens, à l’heure où les condamnations arabes et internationales se poursuivent sans arrêt. Le monde entier est conscient de la nécessité de mettre un terme à l’Etat islamique. Reste à savoir comment va s’organiser la contre-attaque.
Denise Ammoun, Le Caire
24 Rafale
Le 16 février, l’Egypte a signé un contrat pour l’achat à la France, pour 5,2 milliards d’euros, de 24 avions de combat Rafale, une frégate Fremm et des missiles.
La cérémonie s’est déroulée au palais présidentiel en présence du chef de l’Etat, Abdel-Fattah el-Sissi, du ministre français de la Défense et du P.-D.G. du constructeur français Dassault. Ce contrat marque la volonté de l’Egypte de s’éloigner du giron des Etats-Unis en matière d’armement. Il montre aussi la confiance que la France témoigne au régime du maréchal Sissi.
La sauvegarde de l’Egypte
Mardi dernier, le pape des Coptes-orthodoxes Tawadros II a célébré une messe à la cathédrale Saint-Marc consacrée aux 21 martyrs et à la sauvegarde de l’Egypte. De nombreuses personnalités religieuses et politiques se sont jointes aux prières. Le 15 février 2015 demeurera dans toutes les mémoires comme le jour de l’unité nationale.