Les planches du théâtre Babel à Hamra accueillent, depuis le 19 février, la pièce Comment trouver quelqu’un comme toi, Ali?, écrite et interprétée par Raëda Taha et mise en scène par Lina Abyad. Entre l’intime et le collectif, à travers le rire, le martyr redevient homme…
«Fille du martyr», Raëda Taha l’est depuis qu’elle a 7 ans. Mais qu’est-ce que c’est finalement qu’être «fille de martyr», de porter ce mot qu’on n’a pas choisi, d’être définie par cette appellation aux yeux de tous? «Fille du martyr», comment le comprendre, l’assumer? Faut-il le faire d’ailleurs?
Raëda Taha, la «fille du martyr» Ali Taha, fouille son passé, ses archives, sa mémoire, ses souvenirs et ceux de sa famille, de sa mère Fathia, devenue veuve à 27 ans, la «veuve du martyr», de sa tante paternelle Suheila, la «sœur du martyr», et de ses trois sœurs, la plus jeune avait quatre mois et la plus âgée, elle en l’occurrence, 7 ans, quand Ali Taha est mort au nom de la cause palestinienne, tué par un commando israélien à la suite d’un détournement qu’il avait entrepris avec des compagnons de combat, d’un avion de la Sabena, vol 571…
Ce jour-là, la catastrophe s’est abattue et voilà qu’il faut en même temps faire le deuil personnel du père et du mari, et le deuil collectif du martyr. Un deuil ou une fierté qu’il faudrait afficher parce que le mort, le martyr est un héros?
Seule sur scène, assise sur un canapé, Raëda Taha tient le spectateur en haleine, de bout en bout, par sa performance. Emouvante et drôle à la fois pour un texte qu’elle a elle-même écrit, à la suite d’une sorte d’interrogatoire serré de la part de Lina Abyad qui le met en scène. Une mise en scène simple, nue, qui se base sur l’éclairage comme autant de pans de mémoires, de situations et des projections-vidéos, pour garder les regards braqués sur Raëda Taha, ses mots, ses gestes, ses traits, son attitude. Et l’envoûtement s’opère.
Drôle, Raëda Taha, oui, parce que le rire est son arme ultime. Le rire pour briser le halo, la sacralité, le mythe qui entoure toutes les histoires de «martyr» et de cause, pour en exposer les coulisses, déconstruire les clichés, briser les images, montrer le vécu des hommes et des femmes, des enfants, derrière l’apparat de l’héroïque, derrière l’urgence de la situation.
Mettre en scène la mise en spectacle du «martyr-héros de la cause» pour lever le voile des apparats qui se sont imposés, qui ont été imposés. C’est ce que fait Raëda Taha au dans une performance qui tonne comme une confession, une confession très particulière, très intime, très honnête, comme un livre ouvert où chaque page est marquée par l’absence du père, consciemment, inconsciemment. Orpheline, c’est ce qu’elle est encore et toujours, c’est ce qu’elle est depuis qu’elle a 7 ans. Une vérité qui ne l’a assaillie que bien plus tard même si, durant des années, elle était sous la «protection familiale» de Abou Ammar, Yasser Arafat, ou «le vieux», comme il était appelé par ses proches. Elle, tout comme les autres enfants de martyrs, et comme ils étaient nombreux à représenter la Palestine dans les voyages gratuits que la «grande famille» leur offrait.
Raëda Taha fouille, triture et touille son passé personnel qui entrecroise un passé collectif enterré encore dans le silence, le tabou et la sainteté qu’impose un mythe érigé en vérité absolue, en interdit. Dans sa démarche très intime, Raëda Taha s’insère dans les interstices de cet interdit pour faire éclater une autre vérité.
La recommandation de Lina Abyad se perçoit à la fin dans tout son impact, une invitation à voir la pièce avec amour. Parce qu’au-delà de tout, la confession de Raëda Taha tonne comme une quête à l’issue de laquelle elle retrouve le visage humain du père, de son père, débarrassé du poids distancé qui lui a été accolé durant des années. Sereine, peut-on dire, Raëda Taha, par cette catharsis des mots et de la mise en scène. Une catharsis personnelle qui résonne comme un appel à une catharsis collective, ou plutôt à mettre en branle le processus nécessaire à la démystification des causes brandies comme seul étendard.
Nayla Rached
La pièce se poursuit au théâtre Babel, jusqu’au 7 mars, les jeudis, vendredis et samedis, à 20h30.
Billets: 30 000 L.L. – 15 000 L.L. (étudiants),
en vente à la Librairie Antoine et en ligne: www.antoineticketing.com
Renseignement: (04) 521 584.