Offensive du régime à Alep, mouvements accrus sur le Golan et le week-end dernier incursion terrestre turque… Le front syrien semble se réveiller tant au Nord, qu’au Sud ou encore à Damas.
Une opération millimétrée et bien préparée. C’est ce qui ressort de l’intervention turque en territoire syrien qui s’est déroulée, à la surprise générale, dans la nuit de samedi 21 à dimanche 22 février. A 21h, samedi, 572 soldats pénètrent à 35 km à l’intérieur du territoire syrien, via le poste-frontière de Mursitpinar, dans le Sud-Est, accompagnés d’une quarantaine de chars et de dizaines de véhicules blindés, le tout sous protection aérienne. L’opération «Shah Firat» a débuté. Objectif? Ramener au bercail les quarante soldats turcs qui gardaient la tombe de Sulaiman Shah, grand-père d’Osman Ier, le fondateur de l’Empire ottoman. Avec un écueil a priori de taille, car le tombeau en question se trouve dans une zone tenue par les combattants de l’Etat islamique. Pourtant, l’opération se déroule sans encombre, sans combats même. Le corps du dignitaire ottoman est récupéré, mis à l’abri, tandis que les quarante soldats et les troupes venues à leur secours regagnaient tranquillement la Turquie le lendemain. Du côté du pouvoir turc, on se félicite du bon déroulement de l’opération. D’autant que le seul mort de l’opération, un soldat turc, aura perdu la vie à la suite d’un banal accident de la route.
A Damas, on critique vivement cette incursion turque sur le territoire syrien. Pour le régime, il s’agit d’une «agression flagrante», alors qu’Ankara est accusé de fournir «tout type de soutien aux bandes de l’Etat islamique, du Front al-Nosra et d’autres groupes terroristes liés à al-Qaïda». Pour Fabrice Balanche, géographe spécialiste de la Syrie et directeur du Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), «Erdogan montre ses muscles dans cette opération puisque s’il a averti la Syrie, il n’a pas attendu le feu vert de Damas pour cette promenade en territoire syrien». «Or, l’aviation syrienne n’a pas osé bombarder le convoi militaire turc, ce qui est un aveu de faiblesse et, donc, une humiliation pour Bachar el-Assad», poursuit-il. Balanche estime qu’«après son fiasco diplomatique avec Kobané, Erdogan avait besoin d’engranger un petit succès nationaliste auprès de la population turque. Il est symptomatique que ceux qui critiquent le plus cette opération sont les députés kémalistes de l’opposition qui accusent le président turc d’avoir abandonné une portion du territoire national, la tombe de Sulaiman Shah, grand-père du fondateur de l’Empire ottoman, qui bénéficie du statut d’extraterritorialité en Syrie».
Ce qui a surpris, aussi, lors de cette opération, c’est que les soldats turcs n’ont rencontré aucune résistance de la part des combattants de Daech qui occupent la zone. Pour Balanche, «il existe bien un pacte de non-agression entre Ankara et Baghdadi (le calife de l’EI, ndlr). «Le président turc a refusé l’entrée de la Turquie dans la coalition anti-Etat islamique, ce qui prive notamment les Occidentaux de l’utilisation de la base militaire de l’Otan, située à Incirlik», analyse-t-il. Et de poursuivre: «La Turquie continue à laisser passer en Syrie les jihadistes et à les soigner dans ses hôpitaux. Il est donc normal que l’Etat islamique n’agresse pas le convoi militaire turc, tout comme ils ont libéré rapidement les otages turcs dans le nord de l’Irak l’été dernier, après la prise
de Mossoul».
Cette opération éclair d’Ankara continue d’intriguer, à tel point que certains s’interrogent sur la possibilité d’une offensive ultérieure, de plus grande envergure. Une hypothèse balayée par Fabrice Balanche qui ne croit pas «que la Turquie souhaite envahir la Syrie sans le soutien de ses alliés de l’Otan. Or, il n’est pas question d’une offensive terrestre». Toutefois, explique-t-il, «on ne peut exclure évidemment une action terrestre limitée en territoire syrien pour libérer des otages, prendre le contrôle d’un poste-frontière…». Pour d’autres observateurs, comme l’historien turc Ali Kazancigil, cité par RFI, il s’agirait aussi pour Ankara de montrer aux «forces chiites comme l’Iran et le Hezbollah», toutes deux présentes sur le territoire syrien, «que la Turquie est présente et qu’il ne faut pas l’oublier».
L’armée syrienne progresse
Sur le plan militaire, le conflit syrien connaît, ces dernières semaines, une certaine agitation. Il y a dix jours, le régime annonçait avoir débuté une grande offensive sur Alep, avec l’objectif, entre autres, de couper les voies d’approvisionnement des rebelles avec la Turquie. Une offensive colossale, avec le Hezbollah aux avant-postes, mais qui n’a pas été couronnée de succès dans l’immédiat. Etait-ce un coup pour rien? Fabrice Balanche explique à Magazine: «Depuis le début de la bataille d’Alep, qui a commencé au printemps 2013, l’armée syrienne n’a cessé de progresser autour de la ville, parvenant à encercler les quartiers orientaux tenus par les rebelles». Reste à savoir si cette «première attaque» a échoué pour cause de «mauvaise préparation, sous-estimation de la résistance des rebelles ou prélude à la véritable offensive». «Nous le saurons dans les prochaines semaines», soupçonne-t-il. Pour autant, le géographe estime que «cet échec ne remet pas en cause la progression de l’armée syrienne autour d’Alep, cela sera plus long et plus difficile qu’à Homs, car le périmètre est beaucoup plus important et les rebelles reçoivent de l’aide de la Turquie proche, mais l’issue finale de la bataille ne fait pas de doute».
Car pour le régime, le retour de la deuxième ville du pays dans le giron de Damas est décisif. «Sur le plan stratégique, les forces loyalistes pourront reconquérir la campagne environnante. L’armée syrienne pourra enfin relier par voie terrestre Idlib à Alep et couper ainsi la région rebelle du Jebel Zaouyeh (de Maarat Numan à Ariha) de la frontière turque. Les rebelles seront pris dans une nasse, comme dans la Ghouta orientale ou dans le Qalamoun, et un long siège pourra commencer», indique Fabrice Balanche.
Cette offensive sur Alep intervient, alors que l’émissaire spécial de l’Onu pour la Syrie, Staffan de Mistura, tente d’imposer un gel des combats, une initiative que Damas a accueillie favorablement. Côté rebelles, en revanche, la division règne. «Les groupes, qui seraient tentés d’accepter l’offre de Damas, seraient tout de suite accusés de traîtrise par les jihadistes d’al-Nosra et Ahrar el-Sham qui en profiteraient pour les éliminer, comme cela s’est déjà produit dans le Jebel Zaouyeh à l’automne dernier. Par ailleurs, les rebelles à Alep sont trop divisés pour adopter une position commune, ce qui rend impossible le respect d’un éventuel cessez-le-feu», explique Balanche. Selon lui, «si Damas s’est dit favorable au cessez-le-feu, c’est parce qu’il sait très bien que les rebelles le refuseront. Assad préfère donc leur faire porter la responsabilité de l’échec des négociations. Ce qui pousse Staffan de Mistura dans son camp. N’a-t-il pas déclaré dernièrement à l’Onu que Bachar el-Assad faisait désormais partie de la solution en Syrie? Ce qui le déconsidère totalement aux yeux des rebelles et de la Coalition nationale syrienne, qui ne veulent pas entendre d’une solution avec le président Assad. Ce dernier n’a pas besoin de dénigrer ses opposants, ils réussissent très bien à le faire seuls. Pourtant, ils savent parfaitement que Bachar el-Assad n’a pas l’intention de geler les combats et qu’il attend simplement leur reddition, mais ils pourraient être plus habiles dans les pourparlers».
L’enjeu du Golan
Le front du Golan témoigne aussi, ces dernières semaines, d’une grande agitation, avec notamment une présence de soutiens armés du Hezbollah et de l’Iran. Une région du sud de la Syrie, où les rebelles avaient, ces derniers mois, beaucoup avancé, prenant quasiment le contrôle de la frontière israélienne. Car le Golan présente un intérêt de taille pour eux, comme l’explique Fabrice Balanche. «Cela leur permet de communiquer avec le Liban par le mont Hermon, ce qui fait craindre au Hezbollah une offensive d’al-Nosra dans la région de Chebaa où se trouvent des dizaines de milliers de réfugiés syriens, avec la naissance dans cette zone d’un deuxième Ersal. Les rebelles peuvent menacer également Damas en coupant l’autoroute qui relie la capitale syrienne à la frontière libanaise». Reste à savoir quelle va être la stratégie de l’armée syrienne et du Hezbollah. «L’armée syrienne et le Hezbollah vont-ils reprendre tout le Hauran jusqu’à la frontière jordanienne? Ou bien se contenter de reprendre Qoneitra et les collines environnantes?», s’interroge Balanche. Et de poursuivre: «Il est sans doute préférable de porter le combat dans cette zone que d’attendre que les rebelles se rapprochent de Damas. En revanche, je ne pense pas que le Hezbollah et l’Iran souhaitent ouvrir un front anti-israélien dans le Golan, comme cela est souvent évoqué. Israël n’a pas intérêt à voir al-Nosra et l’Etat islamique triompher en Syrie. Certes, l’Etat hébreu n’apprécie pas non plus d’avoir le Hezbollah et l’Iran comme voisins dans le Golan, mais il est sûr qu’ils ne chercheront pas à l’attaquer, car cela remettrait en cause la victoire qui se dessine en Syrie.
Le régime syrien est attaqué directement à Damas, comme l’ont prouvé les bombardements de début février, lors de la rencontre de Moscou. Jusque-là épargnés, les quartiers de Mezzeh et Baramké avaient été la cible de dizaines de roquettes lancées par les rebelles de Zahran Allouche. Des tirs présentés à l’époque comme des représailles contre les raids du régime sur la Ghouta. Pour Balanche, cela pourrait être aussi perçu comme une tentative du groupe de «capter l’attention internationale» et, par là, «une aide financière des pays du Golfe et des Etats-Unis qui cherchent désespérément des rebelles fréquentables pour lutter contre Daech». Et en filigrane, cela pourrait aussi signifier que les rebelles «ont définitivement perdu espoir de rallier les Damascènes à leur cause, puisqu’ils n’hésitent plus à les bombarder».
Jenny Saleh
Attentat à Qardaha
Le fief des Assad, Qardaha, est la cible de plus en plus privilégiée d’attaques de la part des rebelles. Des attaques plus symboliques que réellement significatives. «Ces attaques ne sont pas comparables à ce qui se déroule à Alep, Damas ou même à Homs», analyse Fabrice Balanche. «Tant que ces attaques restent limitées, elles ne parviennent qu’à souder davantage la communauté alaouite avec le régime. En revanche, si elles venaient à se multiplier, avec des raids meurtriers comme à Aramo en août 2013 (150 morts et une centaine d’otages), cela pourrait déstabiliser l’armée syrienne dont les alaouites constituent l’ossature: pourquoi se battre à Damas, Alep ou Deir Ezzor, alors que nos villages ne sont pas protégés?».