Au Musée d’art contemporain de Montréal, du 5 février au 10 mai 2015, deux installations révèlent la singularité du travail de Sophie Calle, la particularité de ses photographies. Mélancolie, souvenirs, histoires… Rendez-vous avec deux manifestations fortes en émotions.
Mais qui est donc Sophie Calle? Une artiste inqualifiable qui suscite à la fois étonnement, admiration et perplexité. On la dit impertinente, polyphonique, audacieuse, rigoureuse, fusionnant les procédés d’enquête, de reportages photographiques, d’observation clinique, de ressentis… Jamais personnage n’aura été si difficile à caser et n’aura mis tout son talent à nous déconcerter. Son credo? Nous décontenancer, nous provoquer, nous émouvoir, nous faire réfléchir, nous emmener en nous-mêmes, là où on ne serait jamais allés. Sa recette? Faire de sa vie son œuvre, en utilisant tous les supports possibles (livres, photos, vidéos, films, performances, en puisant notamment dans ses moments les plus intimes). Ainsi, crée-t-elle des situations pour vivre une certaine réalité: femme de chambre dans un hôtel, strip-teaseuse dans une fête foraine, poursuite d’un homme tout à fait inconnu (elle a pris des avions à sa suite à Venise, s’est assise dans les mêmes cafés, a dormi dans les mêmes hôtels que lui). Mêlant sphère publique et sphère privée, elle prend tantôt le rôle de voyeuse tantôt celui de l’exhibitionniste (pour une œuvre intitulée Le Téléphone, elle s’est fait sculpter, rien que pour elle, une cabine téléphonique en forme de fleur qu’elle s’était engagée à appeler plusieurs fois par semaine pour parler avec le passant qui voudra bien décrocher). Depuis trente ans, cette artiste plasticienne, photographe, écrivaine et réalisatrice française, qui n’hésite pas à se mettre en scène, tente de créer des passerelles entre l’art et la vie.
Au Musée d’art contemporain, deux installations très concises, dépouillées mais bouleversantes, s’inscrivent dans cette dynamique. La dernière image propose des photographies mélancoliques d’un dernier souvenir visuel et Voir la mer, une suite de films numériques d’habitants d’Istanbul qui ne se sont jamais rendus à la mer.
Debout, derrière ses personnages projetés sur grand écran, tournant le dos à la caméra, nous contemplons avec eux pour la première fois la mer. Ses relents nous bercent, ses vagues nous éclaboussent et notre regard s’illumine par l’immensité de l’étendue bleue. L’effet est intense, profond, sublime. Dans une autre salle, c’est le dernier regard que des gens devenus aveugles ont jeté sur un bus, un parc, un être aimé ou un mur d’hôpital, qui nous émeut. Il y a là juste leur photo, leur histoire en quelques phrases et la photo de la dernière image qu’ils ont gravée à jamais en eux. S’en suit un gouffre que nous autres spectateurs ressentons.
Des rencontres mémorables que Sophie Calle a capturées pour nous les transmettre avec une très grande sensibilité, probablement pour poursuivre son œuvre initiée en 1986, Les aveugles: «J’ai rencontré des gens qui sont nés aveugles. Qui n’ont jamais vu. Je leur ai demandé quelle est pour eux l’image de la beauté. L’un d’eux a répondu: la plus belle chose que j’ai vue, c’est la mer, la mer à perte de vue».
Montréal, Gisèle Kayata Eid