Magazine Le Mensuel

Nº 2996 du vendredi 10 avril 2015

à la Une

1975-2015, que d’occasions ratées

Qui n’a jamais entendu les souvenirs émus et nostalgiques remémorant le Liban d’avant la guerre civile, prospère et plein de promesses? Avec une question, en filigrane… Que serait-il advenu du pays du Cèdre si quinze ans de conflits ne l’avaient pas fait revenir quarante ans en arrière? Tentatives de réponses, chiffres à l’appui.

La Suisse du Moyen-Orient, le pays du lait et du miel, un petit paradis niché dans une région faite de guerres et de sang. Dans les années 1970, le Liban vit ses plus belles années. Beyrouth, sa capitale, aussi. Sa place des Martyrs, animée et cernée de verdure, constitue un lieu où tout le monde se retrouve. Ses souks recèlent mille et une merveilles qui laissent leurs visiteurs pantois et ébahis. La rue Hamra concentre toutes les attentions de ceux qui aiment être vus, faisant figure de petit Paris du Moyen-Orient. Certains surnommaient même la prestigieuse avenue, avec ses magasins huppés, ses cinémas et ses cafés, les Champs-Elysées du Moyen-Orient. Sans oublier le prestigieux Saint-Georges, où il est bon se montrer.
Certes, c’est Beyrouth qui l’emporte, devant des régions bien moins développées. Ce qui n’empêche pas Libanais fortunés et touristes de passage de fréquenter ardemment le prestigieux festival de Baalbeck avec sa cohorte de stars internationales et arabes. Les touristes arabes du Golfe se pressent pour estiver dans le triangle d’or des villages Aley-Sofar-Bhamdoun, fuyant la chaleur écrasante de leurs contrées désertiques, tandis que les croisiéristes débarquent au port de Beyrouth, en quête d’aventures merveilleuses. Cabarets, restaurants, dîners-spectacles et casino les attendent pour agrémenter leurs soirées, après des visites diurnes des sites archéologiques qui parsèment le pays.
Puis tout dérape, un 13 avril 1975. Le pays de cocagne se transforme en pays de larmes et de sang, drames et destructions. Oublions un moment ce cauchemar qui dura quinze ans. Fermons les yeux et imaginons ce que serait devenu le pays du Cèdre, sans ces années de dévastation. Où en serait-on aujourd’hui?

 

Un pays-passerelle
Revenons à 1974. Surnommé peut-être hâtivement la Suisse du Moyen-Orient, le Liban, petit eldorado de 10 452 km2, n’en demeure pas moins un pays à fort potentiel, à qui l’on prédit un avenir brillant. De nombreuses chroniques et études s’en font d’ailleurs le relais. Toutes s’accordent à reconnaître que le Liban fait figure de seule démocratie parlementaire de l’Orient arabe jusqu’en 1975, jouissant d’une incontestable prospérité − même si inégalement répartie − grâce au dynamisme de ses entrepreneurs et au développement d’une économie de services. Avec son «miracle libanais», le pays est devenu une passerelle entre les pays du monde capitaliste et le reste du Proche et du Moyen-Orient.

A l’origine de cette prospérité à en faire pâlir plus d’un, un visionnaire, le président Fouad Chéhab, entreprend une série de réformes et de plans de reconstruction. L’Etat s’appuie sur une économie libérale et se lance dans la réalisation de grands projets, comme la poursuite de l’électrification et de la redistribution en eau potable sur l’ensemble du territoire. Il investit également dans la construction d’un réseau routier et de télécommunications, d’un aéroport international, d’un casino détenant le monopole des jeux, dans l’aménagement de plusieurs ports, etc.
Le Liban cultive alors l’image d’une double modernité arabe et occidentale, privée et publique, entre tradition et réformisme, drainant comme une garantie les investisseurs étrangers. Le tourisme était en pleine expansion, le Liban accueillant en 1974 pas moins de 1,520 million de visiteurs, dont 73% étaient originaires de pays arabes. Près de quarante ans plus tard, en 2014, le Liban a peiné à drainer 1 million de touristes…. Il n’a dépassé ce score qu’en 2009, avec 1,85 million de touristes. Qu’en serait-il aujourd’hui, quand on connaît le boom du tourisme médical, où Beyrouth tente d’être le fer de lance, avec ses 177 hôpitaux et ses médecins de réputation internationale?
Le tourisme représentait ainsi en 1974 une part non négligeable du PNB avec 17,6%. Les activités de services ne sont pas en reste, elles constituent 72% du PNB de l’époque. L’afflux de touristes étrangers, mais aussi d’émigrés libanais en vacances au pays apporte son lot de devises, contribuant à rendre excédentaire la balance des paiements. Celle-ci bénéficie aussi des mouvements de capitaux arabes vers la place financière de Beyrouth et des revenus tirés du transport et du transit vers les pays arabes de marchandises débarquées dans le port de Beyrouth. Le secteur industriel n’est pas en reste, en 1974, il contribue à la formation de 20% du PNB et emploie le quart de la population active. L’agriculture, en revanche, ne tire pas son épingle du jeu. Bien qu’elle emploie 18% de la population active, elle représente seulement 8% du PNB d’alors.

 

Le point de vue de l’économiste
Ces chiffres laissent rêveurs. Pour l’économiste Elie Yachoui, il faut imaginer ce que serait devenu le Liban sans ces quinze années d’arrêt brutal avec la guerre civile, il faut diviser les quarante ans qui ont passé en deux périodes. «Durant la période de 1974 jusqu’en 1990, avec les accords de Taëf, le Liban avait adopté le système d’économie de marché, qu’il appliquait littéralement. A la sortie de 15 ans de guerres et de destructions massives, la dette publique du pays s’élevait à 800 millions de dollars. Ce qui est relativement léger», commente-t-il. «En 1990, notre PIB s’élevait à environ 3 milliards de dollars, ce qui signifie que sans la guerre il aurait fallu le multiplier au moins par 5, soit environ 15 milliards de dollars de PIB», souligne Elie Yachoui. «Ensuite, poursuit l’économiste, sur la période allant de 1990 à 2015, nous avons eu une autre forme de guerre, économique celle-ci». «La reconstruction a coûté au Liban quatre fois plus qu’elle n’aurait dû, en raison du gaspillage des deniers publics, de la corruption, de la neutralisation de l’administration centrale et, notamment, de la fixité du taux de change», explique-t-il. Yachoui met en cause aussi la politique de la Banque centrale, sa «rigidité», qui a sanctionné le Trésor public déjà très endetté. «En l’absence d’une politique monétaire universelle, réelle, nous avons eu la politique du n’importe quoi, avec des conséquences dramatiques», assène l’économiste. «Une augmentation effarante de la dette publique, une croissance économique très modérée et très humble, une création d’emplois extrêmement limitée, une économie impuissante à empêcher les jeunes de quitter le pays», égrène-t-il.

Résultat, aujourd’hui, la dette publique avoisine les 70 milliards de dollars pour 45 milliards de PIB, estime Elie Yachoui. «Si nous avions conservé une économie de marché, le PIB du Liban serait de 100 milliards de dollars», avance-t-il. «Maintenant, imaginez un Produit intérieur brut multiplié par 3», lance l’économiste. «Le secteur agricole serait plus développé, le secteur industriel plus diversifié, celui des services aurait gagné en valeur ajoutée, sans parler du secteur des hautes technologies. Nous aurions aussi, peut-être, des usines d’assemblage de voitures et une jeunesse toujours aussi éduquée, avec le fleuron d’une cinquantaine d’universités et d’instituts supérieurs hautement qualifiés». «Rendez-vous compte qu’en 1974, la livre libanaise était devenue une monnaie internationale et les bons du Trésor, émis par l’Etat, disposaient de taux d’intérêt très faibles, pour absorber un excès de liquidités?», ajoute-t-il. De quoi en faire rêver plus d’un!
 

Dubaï n’aurait jamais existé
Sans compter qu’avec un PIB de 100 à 120 milliards de dollars − contre 44,35 milliards en 2013, selon des chiffres de la Banque mondiale − les standards de vie, ainsi que la qualité de vie seraient forcément plus élevés. «Nous aurions des infrastructures parfaites, moins de corruption, etc». «Sans oublier que depuis longtemps − c’était déjà d’actualité du temps de Fouad Chéhab qui était conseillé par l’abbé français Louis Lebret −, nous aurions commencé l’extraction du pétrole et du gaz alors qu’aujourd’hui, regrette Yachoui, nous n’avons même pas été capables de définir les frontières territoriales des réserves pétrolières et gazières avec Israël et Chypre avec l’aide de l’Onu». D’autant que, il est bon de le rappeler, en 1970, l’Electricité du Liban produisait assez d’énergie pour pouvoir en revendre à la Syrie. Quinze ans plus tard, la capacité de production d’électricité du Liban est réduite à 600 MW, avec à la clé un rationnement drastique, qui est toujours d’actualité.
Dans ses projections d’un Liban épargné par 15 ans de guerre, avec un PIB avoisinant les 120 milliards de dollars aujourd’hui, l’économiste estime que «divisé par 6 millions de Libanais, puisque beaucoup n’auraient pas émigré, nous aurions un revenu par tête d’habitant de 20 000 dollars». De quoi rendre les Libanais rêveurs… Au lieu de cela, le revenu par tête était estimé en 2013 par la Banque mondiale à 9 870 dollars…
Il va même plus loin. «Si le Liban avait continué à être ce qu’il était en 1974, il n’y aurait pas eu de Dubaï dans la région». «Le Liban aurait pu s’appuyer sur une politique de zone franche, comme l’a fait d’ailleurs Dubaï, doublée d’une fiscalité légère». Le tourisme se serait développé en harmonie avec la nature verdoyante, en préservant l’environnement béni des dieux dont jouit le Liban. Le taux de chômage ne pointerait pas à 21% et les jeunes resteraient, une fois diplômés des plus grandes universités, pour travailler dans leur pays. Ils auraient le choix d’être employés dans des secteurs florissants et en pleine expansion, comme les services, l’industrie, le tourisme, la restauration…
Mais voilà, «avec des si», comme dit l’adage, «on mettrait Paris en bouteille» et Beyrouth au centre du monde.

Jenny Saleh

Mauvais classements en cascade
Ces dernières années, frappé de plein fouet par la conjoncture régionale, quand ce n’est pas par l’instabilité interne, le Liban accumule les mauvais classements. Si le pays était un incontestable numéro un de la région avant 1975, cet âge d’or est désormais bien loin.
Le Liban culmine à la 113e place dans le classement mondial sur la compétitivité 2013, établi par le Forum économique mondial, n’arrivant que 11e sur 15 économies arabes. En revanche, selon l’organisme, le Liban reste bien classé dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Même chute libre pour le classement Doing Business 2015 de la Banque mondiale, où le Liban se positionne à la 104e place sur 189 pays, et seulement en dixième position pour l’ensemble de la région Moyen-Orient/Afrique du Nord.
De même, selon l’indice Global Retirement Index, du cabinet Natixis, le Liban ne parvient qu’à la 94e position sur 150 économies dans le monde, en termes de qualité de vie pour les retraités, en 2015, soit un recul de 22 places par rapport à 2014. Le Liban obtient même la plus mauvaise note pour les pays de la région dans la qualité de vie… alors qu’il caracole en tête pour la qualité des soins. En revanche, les universités libanaises parviennent à tirer leur épingle du jeu, puisque six d’entre elles figurent parmi les cinquante meilleures universités du monde arabe, selon un classement de la société britannique Quacquarelli Symonds. A noter la bonne performance de l’AUB, 2e, et de l’USJ, 12e.

Premier pays touristique
Dans les années 70, Beyrouth offrait ce qu’aucune autre ville du Moyen-Orient, pas même Le Caire, ne le faisait en matière de tourisme. Un parc hôtelier de classe internationale, des restaurants et des cafés à l’occidentale, des activités ludiques autour de la rue Hamra et du front de mer.
Dans le domaine du tourisme, le Liban était à l’avant-garde. Déjà en 1949, la première école hôtelière du Moyen-Orient était créée. Dans les années 60, c’est la Croix-Rouge qui s’occupe de la formation de guides touristiques, avant que la direction générale de l’Enseignement technique et professionnel ne décide d’ouvrir un Institut du tourisme en 1970. De même, le Liban est le premier pays de la région à se doter d’un Conseil consultatif de l’enseignement hôtelier et touristique, comprenant des représentants du secteur privé, du patronat et du salariat. Dans le même temps, le ministère du Tourisme et la Direction générale des antiquités s’étaient chargés de l’aménagement des principaux sites archéologiques. A la fin des années 60, le ministère se dote aussi d’un Conseil national du Tourisme, d’un Bureau de tourisme pour les jeunes et d’une Maison de l’artisan.
Le parc hôtelier se modernise au début des années 70, avec l’arrivée de la plupart des grandes chaînes internationales: le Hilton, le Holiday Inn ou le Sheraton.
En parallèle, les loisirs se multiplient avec l’émergence de nombreuses boîtes de nuit, cabarets, salles de cinéma modernes. Cet investissement paie puisqu’entre 68 et 74, les revenus du tourisme sont multipliés par 4. Le Liban est aussi le premier pays du Moyen-Orient à recevoir un peu plus de deux millions de touristes par an.

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