Contrairement à certaines idées reçues, les Arméniens du Liban sont profondément intégrés à la société libanaise. Tout en conservant leurs propres culture et organisations. Eclairage avec le Pr Antranig Dakessian, directeur du Centre de recherche sur la diaspora arménienne à l’Université Haigazian.
Arméniens certes, mais aussi profondément Libanais. Depuis le traité de Lausanne signé en 1923, les Arméniens de la diaspora ont pu acquérir la nationalité de leurs pays d’accueil. Le Liban ne fait pas exception. «Dès 1930, les Arméniens présents sur le territoire ont ainsi pu acquérir la citoyenneté et déjà en 1928, ils avaient le droit de vote», explique le Pr Antranig Dakessian, directeur du Centre de recherche sur la diaspora arménienne à l’Université Haigazian. Rapidement intégrés à la société libanaise d’alors, les Arméniens obtiennent ainsi dans le début des années 30, une représentation au Parlement, qui grossira au fil des années, pour atteindre quatre représentants en 1950. Dakessian indique aussi que les Arméniens obtiennent d’avoir un ministre, conformément à la répartition par communauté, dès 1960. Par ailleurs, note-t-il, «en 1936, un représentant de la communauté siège au conseil municipal de Beyrouth». Dans la période post-guerre civile, l’accord de Taëf reconnaît la communauté arménienne comme l’une des sept grandes communautés du Liban, confirmant son attachement au pays du Cèdre. Aujourd’hui, ils sont représentés par six députés, dont quatre pour Beyrouth, un pour le Metn et un autre pour la Békaa.
Du côté des partis politiques, aussi, la communauté arménienne est plutôt bien lotie. A ce jour, trois partis, le Tachnag, le Hentchak et le Ramgavar participent activement à la vie politique libanaise. Pour autant, ce ne sont pas des partis créés au Liban, explique Dakessian, mais plutôt des émanations de partis arméniens, le Tachnag ayant vu le jour par exemple en 1890… en Géorgie. Et si ces partis conservent des noms arméniens, il n’en reste pas moins qu’ils abordent dans leurs orientations, des thématiques purement libanaises, mais aussi arméniennes.
A côté de ces partis politiques, figurent de nombreuses associations et unions, comme par exemple, l’AGBU, alias the Armenian General Benevolent Union, la plus large organisation arménienne dans le monde dont la vocation est de préserver et promouvoir l’identité arménienne et son héritage. Créée en 1906 au Caire, l’AGBU se dote d’une branche libanaise dès 1910. Cette organisation, dont la force réside dans son réseau international, aura contribué à créer pas moins de trois écoles arméniennes (actuellement Tarouhi-Hovagimian Secondary School, Levon G. Nazarian Elementary School and Boghos K Garmirian Elementary School), mais aussi deux dispensaires, ainsi de nombreux mouvements de jeunesse, comme les scouts ou les associations sportives. Aujourd’hui, l’AGBU dispose de nombreuses branches sur l’ensemble du territoire, à Antélias, Beyrouth, Sin el-Fil et Zahlé. Dbayé accueille, de son côté, l’AGBU Demirdjian Center, qui apparaît comme un centre important d’activités sportives ou culturelles destinées aux Arméniens comme aux Libanais. D’ailleurs, rappelons que l’équipe féminine de basket-ball Antranik a remporté son dixième trophée aux championnats libanais de la discipline, du jamais vu dans l’histoire du sport libanais. Les équipes libano-arméniennes de football ont ainsi été championnes du Liban pendant plusieurs années durant les années 50.
Dakessian rappelle d’ailleurs que les premiers clubs sportifs arméniens ont vu le jour dans les années 20.
Ecoles et radios
Selon Antranig Dakessian, la Croix-Rouge arménienne (Armenian Relief Cross of Lebanon) est également très active dans la communauté et ce, depuis sa création au Liban en 1930. Cette association, qui œuvre au développement de la communauté libano-arménienne comme de la société libanaise au sens large, compte déjà 4 000 membres et pas moins de 27 antennes sur le territoire.
Au final, explique Dakessian, chacune des sous-communautés − catholique arménienne, arménienne orthodoxe et protestante −dispose d’associations philanthropiques, sportives et culturelles.
Côté éducation, la communauté libano-arménienne dispose d’un réseau d’une trentaine d’écoles, qui accueillent environ 6 000 élèves. Reconnus par le ministère libanais de l’Education depuis 1960, ces établissements enseignent bien sûr l’arménien, aussi l’arabe et dispensent le programme scolaire national, comme toute autre école.
Les quelque 90 000 Arméniens peuvent aussi compter sur une vingtaine de lieux de culte disséminés sur le territoire, dont 85% sont d’obédience orthodoxe. Les messes et offices sont prononcés en langue arménienne dans la plupart des églises orthodoxes, mais aussi en arabe dans les lieux de culte catholiques arméniens. En plus de leur vocation strictement spirituelle, certains d’entre eux proposent une école du dimanche, permettant aux enfants d’apprendre le catéchisme ou encore la langue et la culture arméniennes.
Preuve de l’importance de la diaspora arménienne au Liban, le siège catholicossal qui a été établi à Antélias dès 1930 et comporte une cathédrale, une résidence, un séminaire, etc. Très active dans la promotion et la préservation du patrimoine, Radio Cilicie a été créée en 2013 sur Internet et émet en continu. Deux autres radios, Radio Van et Radio Sevan, font également partie du paysage médiatique libanais.
La communauté peut également compter sur l’Université Haigazian, installée à Kantari en 1955 conjointement par l’Association des Arméniens missionnaires d’Amérique et l’Union des églises évangéliques arméniennes du Proche-Orient. Elle accueille des étudiants de toutes nationalités et participe à la préservation de la culture et du patrimoine arméniens.
La culture n’est évidemment pas en reste. De nombreuses associations œuvrent pour la préservation du riche patrimoine culturel arménien. Parmi celles-ci, on peut citer Hamazkayin qui promeut la culture et l’héritage arméniens, l’Association catholique arménienne de la jeunesse, l’Antranik Cultural Association. Quant à la Grande Maison de Cilicie d’Antélias, elle accueille dans un musée de trois étages, des trésors arméniens, symboles de la richesse de la civilisation. Le secteur de l’édition est, lui aussi, très dynamique puisque 60 à 80 ouvrages sont publiés chaque année au Liban, sans oublier plusieurs journaux en langue arménienne.
Très bien intégrée dans la société libanaise, cette communauté se revendique aujourd’hui davantage comme libanaise d’origine arménienne que comme arménienne vivant au Liban. «Je suis libanais et l’Arménie fait partie de mon identité», conclut Antranig Dakessian.
Jenny Saleh
Une présence ancienne
Que ceux qui pensent que la présence arménienne date de l’année du génocide, soit 1915, se détrompent. Le couvent de Bzommar en est la preuve. Il a été établi dès 1748 par les catholiques arméniens dans le Mont-Liban, indique Antranig Dakessian.
De même, parmi les grands noms arméniens qui sont partie intégrante de l’histoire du pays du Cèdre, on peut mentionner Daoud Pacha, né à Constantinople, qui fut nommé «caïmacam» du Liban (gouverneur) pour la Sublime Porte, et installé à Deir-al-Qamar entre 1861 et 1869.
Halte aux idées reçues
Si la communauté des Arméniens du Liban est très bien organisée, il est faux, selon le Pr Antranig Dakessian, de dire que les Arméniens vivent entre eux. Comme dans un ghetto. Les stéréotypes à l’égard de cette communauté ont la vie dure. Chiffres à l’appui, Dakessian explique: «A peine 60% des écoliers sont inscrits dans des écoles arméniennes ou encore que plus de 50% des étudiants ne poursuivent pas leurs cursus à l’Université Haigazian». Les stéréotypes viennent, selon lui, du fait que les Libano-Arméniens parlent l’arménien, ce qui a peu à voir avec leur intégration. Par ailleurs, le Pr Dakessian estime à «35% le nombre de mariages mixtes entre Arméniens et non-Arméniens». Selon lui, les Libano-Arméniens sont très bien intégrés à la société et se revendiquent comme des Libanais à part entière. Enfin, l’universitaire nous apprend qu’en 1975, les Arméniens constituaient, avec quelque 250 000 âmes contre 90 000 aujourd’hui, la première communauté chrétienne de Beyrouth et la deuxième plus importante au Moyen-Orient. Selon lui, à la veille de la guerre civile, la diaspora arménienne occupait quasi exclusivement certains créneaux commerciaux, comme la fabrication de chaussures, la joaillerie ou encore la photographie et la musique.