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Nº 2999 du vendredi 1er mai 2015

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Il y a cent ans. Un tiers des Libanais sont morts de faim

Le Liban a perdu le tiers de sa population lors de la Première Guerre mondiale, avait déclaré le patriarche Elias Hoyek, lors de la Conférence de Paix à Versailles, en 1919. Ces propos ont été confirmés, il y a dix ans, par une chercheuse et historienne allemande. Selon elle, le nombre de morts en Syrie naturelle s’est élevé à 500 000 et à 200 000 dans les parties septentrionales du Mont-Liban. A-t-on oublié le souvenir de ces victimes de la faim?

Peuplé en majorité de chrétiens, le Mont-Liban a vu la disparition d’une grande partie de ses habitants. «Morts de faim ou d’épidémies comme le typhus, le choléra, la variole ou la fièvre typhoïde entre 1914 et 1918, jamais aucun mémorial ne leur a été consacré», déplore le Dr Christian Taoutel, professeur d’histoire à l’Université Saint-Joseph et auteur du livre Le peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre 1914-1918, publié aux Presses de l’USJ. «La Famine, tout le monde en est responsable», certifie le Dr Youssef Mouawad, historien et avocat. Ses causes sont les suivantes, comme l’exposent MM. Mouawad et Taoutel: Jamal Pacha avec son blocus alimentaire – blocus terrestre – qui a empêché l’entrée des denrées au Mont-Liban, le blocus maritime imposé par les navires des Alliés, notamment la flotte anglaise en Méditerranée, les bandits de grand chemin, l’invasion des sauterelles, qui détruisirent toutes les récoltes à partir d’avril 1915, le relief rocailleux du Mont-Liban qui ne pouvait, en tout état de cause, nourrir ses habitants plus de quatre mois par an, ainsi que les conditions d’hygiène et de santé désastreuses, la corruption et la dégradation administrative de l’Etat, l’emmagasinage de denrées par certains commerçants et la pratique abusive de l’usure. «C’est dans ce sens que le blocus décrété par Jamal Pacha allait condamner, tôt ou tard, la population à la faim, le pays ayant été sous son autorité. La situation qu’a connue le Mont-Liban a été, effectivement, très difficile: les gens erraient dans les rues mendiant le pain, envahissant les routes de Tripoli, de Beyrouth, de Saïda, vendant leurs terres pour des légumes et leurs maisons pour se nourrir.
«Le 6 mai de chaque année, nous célébrons la Fête des martyrs. Or, le nombre de ces martyrs, suppliciés par Jamal Pacha, s’élève à 40 ou 50 dans toute l’étendue de la Syrie naturelle. Pour ces 40 ou 50 martyrs, nous avons consacré une journée nationale, alors que les 200 000 Libanais morts de faim sont complètement ignorés», martèle le Dr Mouawad. Pourquoi? D’abord, il n’est pas «glorieux de mourir de faim», comme l’affirme le chercheur. «La mort de faim est honteuse. Les gens après la guerre ont préféré parler de mort héroïque de leurs parents plutôt que de raconter une âpre vérité, celle d’une mort humiliante sur les rues», continue le Dr Christian Taoutel. Il y a donc eu refoulement de la question au niveau populaire. D’autre part, au niveau politique, il est évident que c’est l’Etat libanais qui est responsable de notre mémoire nationale. Pourquoi alors n’a-t-il pas fait preuve d’intérêt à la question de la famine? Parce que, d’après le Dr Christian Taoutel, il fallait, pour l’unité du Liban et du «vivre ensemble», oublier un drame, qui n’a touché qu’une partie de la composante libanaise. Le Dr Mouawad répond que c’est «parce que ceux qui ont souffert de la famine sont des chrétiens (et des druzes en partie – 15 000 victimes)». La famine est donc un sujet qui ne concernait pas les musulmans. Ces derniers
font en effet partie des suppliciés et des pendus de Jamal Pacha (avec les chrétiens), en date du 6 mai, raison pour laquelle nous leur consacrons une journée nationale. «Nous avons instrumentalisé les suppliciés du 6 mai pour essayer de créer un Liban autour d’un héros négatif, qui n’est autre que le bourreau Jamal Pacha. C’est la haine envers cet homme qui a cimenté l’unité d’un pays, divisé, en 1920, entre unionistes qui voulaient le rattachement à la Syrie et indépendantistes qui voulaient un Liban sous protection française». La Fête des martyrs était, auparavant, célébrée deux fois l’an: le 2 septembre par les chrétiens, et le 6 mai par la population musulmane. Ce n’est qu’en 1936-1937 que Pierre Gemayel est intervenu pour unir les deux jours et commémorer les martyrs le 6 mai.
Les Drs Youssef Mouawad et Christian Taoutel sont d’accord sur le fait qu’on ne peut parler de génocide pour décrire la famine de 1915. Pour le Dr Mouawad, il n’y a pas eu de décret ordonnant l’«élimination» des chrétiens du Mont-Liban. Il s’agit donc plutôt d’une famine dévastatrice, mais non d’un génocide.

 

L’Occident ferme les yeux
Christian Taoutel, lui, «préfère parler de crime abominable, de crime de guerre, de crime contre l’humanité». Selon lui, le terme «génocide» est employé souvent à tort par certains. «Certes, le crime était voulu et organisé pour affamer les habitants chrétiens du Mont-Liban, mais malheureusement, nous autres historiens, ne possédons pas encore assez de preuves accablantes pour le gouvernement ottoman, pour parler de génocide, comme c’est le cas pour l’extermination du peuple arménien. Ne me comprenez pas mal, c’est un crime inexprimable, mais juridiquement, on ne peut pas employer le terme de génocide», déclare-t-il.
L’Occident ferme les yeux sur les crimes contre l’humanité commis en Syrie. Les ambassadeurs des grandes puissances correspondaient avec certains religieux des missions étrangères et s’informaient de la situation. Ils exprimaient leur indignation verbale, mais sans dépasser les mots. A la fin de la guerre, les Français sont intervenus pour aider les affamés. A titre d’exemple, les navires américains, promis dès 1915, pour les Libanais ne sont jamais arrivés à destination.

Natasha Metni
 

Les photos publiées dans cet article sont tirées de la Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan – Reproduction spécialement autorisée à L’Hebdo Magazine par Nayla Kanaan Issa el-Khoury, propriétaire des photos.

Qui est Ibrahim Naoum Kanaan?
Emile Issa el-Khoury, petit-fils d’Ibrahim Naoum Kanaan, présente son grand-père qui est l’auteur de la collection de photos uniques de la Grande famine de 1915. «Né en 1887 à Beyrouth, Ibrahim Naoum Kanaan est originaire du village de Abey, dans le caza de Aley. Il est âgé de 29 ans lorsqu’il occupe, en 1916, le poste de directeur principal des assistances gouvernementales au Mont-Liban (c’est-à-dire au sein de l’administration autonome de la  «moutasarrifiya»). Et c’est en cette qualité qu’il a pu, à maintes reprises, venir au secours de certaines victimes de la famine. A la tombée de la nuit, Ibrahim s’emparait de sacs de farine qu’il portait lui-même sur le dos pour aller les distribuer clandestinement et gratuitement à différents groupes de personnes, mettant ainsi en danger sa fonction professionnelle et même sa vie face à l’armée d’occupation ottomane. Animé par un idéal de liberté, il forma même avec un certain nombre de collègues un mouvement secret indépendantiste appelé «l’association pour la réforme à Beyrouth», qui lutta pour la fin de l’occupation ottomane et dont les actions, bravant tous les dangers, témoignent du courage de ces hommes qui ont tout risqué pour que vive la liberté. Dans ce contexte, la démarche photographique d’Ibrahim Naoum Kanaan sembla naturelle pour ce passionné avant-gardiste de l’art visuel. Manipulant très tôt la caméra, il l’utilisa comme arme redoutable pour retransmettre à la postérité les atrocités vécues par son peuple et dont il fut le témoin oculaire. En effet, il était un des rares à s’aventurer dans les rues pour capter les scènes de mort et de désolation et conserver ainsi, à travers cette série de clichés, la preuve irréfutable de la tragédie. Il dissimula pendant plusieurs années ces photos parmi les poutres boisées de sa maison pour éviter qu’elles ne tombent en de mauvaises mains et qu’elles ne soient ainsi perdues à jamais; et surtout pour ne pas courir le risque d’une condamnation immédiate à la peine de mort! Un peu plus tard, il enrichit sa collection par d’autres photographies en provenance de nouvelles sources et constitua ainsi cet ensemble unique et rare dévoilé à nos yeux».

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