Accompagné de son épouse Nora, de son fils Taymour et des ministres Ghazi Aridi et Waël Abou Faour, Walid Joumblatt s’est rendu à La Haye pour témoigner devant le Tribunal spécial pour le Liban. A travers sa déposition, le leader druze revient sur sa relation avec le régime syrien, une relation vieille de 38 ans, qui a démarré en 1977 après le quarantième de son père Kamal Joumblatt, «assassiné par le régime syrien».
Comme l’avaient déjà mentionné certaines sources, Walid Joumblatt a suivi les conseils qui lui ont été adressés et n’a pas adopté des positions provocantes à l’encontre du Hezbollah. En revanche, il ne s’est pas privé de se défouler contre le régime syrien.
«Face aux dangers qui menaçaient le Liban, j’ai dû signer un accord politique avec ceux qui avaient assassiné mon père». Dans sa déposition, le chef du Parti socialiste progressiste (PSP) a déclaré que Kamal Joumblatt s’était opposé à l’entrée du régime syrien au Liban devant le président Hafez el-Assad. «Mon père savait parfaitement qu’il allait être assassiné et avait reçu des informations dans ce sens», dit-il, relevant qu’il était aux côtés du régime syrien avant l’accord de Taëf pour tenir le Liban à l’abri de la menace israélienne.
Selon les propos de Walid Joumblatt devant le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), même Elias Hraoui, en tant que président de la République, et Rafic Hariri, Premier ministre, n’avaient aucun pouvoir sur l’armée. Après 1991, avec les présidents Elias Hraoui et Rafic Hariri, il avait tenté de trouver une occasion libanaise pour gouverner le pays. «Mais le système (sécuritaire) libano-syrien ne permettait pas cela. Pour nous, Emile Lahoud était le plus puissant représentant du régime syrien au Liban». Il a relevé que, lors de l’accession d’Emile Lahoud à la présidence de la République en 1998, ils étaient six députés à s’opposer à son élection, alors que tous les autres l’ont élu. «L’utilisation de l’expression la tutelle syrienne est erronée, car en ce temps-là c’était une occupation syrienne».
Redéploiement syrien
«Nous avons réussi Hraoui, Hariri et moi-même à retarder de trois ans l’arrivée au pouvoir d’Emile Lahoud, en prorogeant de trois ans le mandat de Hraoui». Le revirement contre le régime syrien avait réellement commencé en 1998 car, selon Joumblatt, «on voulait un pays et des institutions indépendants et la priorité était à la libération du Sud». Le leader druze indique avoir rencontré deux fois le président syrien. «Lors de ma première rencontre avec Bachar el-Assad, Ghazi Kanaan m’a dit: ‘je veux que tu saches qui sont les Assad’. Je me suis souvenu de ces paroles lorsque Kanaan fut forcé de se suicider à la fin de l’année 2005. Durant ma seconde rencontre avec lui, Bachar el-Assad, à travers des questions précises, avait dévoilé son hostilité à l’égard du président Rafic Hariri».
En l’an 2000 eut lieu le deuxième pas dans l’escalade contre le régime syrien. «Au cours de cette année, le patriarche maronite, Nasrallah Sfeir, a adopté une position historique réclamant le retrait syrien du Liban après la libération du Sud. J’avais déclaré devant le Parlement qu’il était temps pour un redéploiement de l’armée syrienne». «Je n’avais pas de relations personnelles avec celui qui gouverne la Syrie aujourd’hui», a ajouté Joumblatt. La relation entre Rafic Hariri et Hafez el-Assad était bonne, mais la situation a complètement changé avec l’arrivée au pouvoir de Bachar. Quant à la relation entre Joumblatt et Hariri, elle remontait au milieu des années 80 et elle était solide malgré quelques divergences sur le plan politique, en particulier en ce qui concerne la privatisation du secteur public. Dans sa déposition, le leader druze a affirmé qu’à la fin de l’année 2003, Assad a convoqué Hariri et l’a menacé devant les officiers Ghazi Kanaan, Rustom Ghazalé et Mohammad Khallouf en lui disant: «C’est moi et personne d’autre que moi qui gouverne ici». A l’issue de cet entretien, Hariri avait saisi les intentions d’Assad à son égard. «La dégradation des relations entre Hariri et le régime syrien a commencé avec la nomination d’Emile Lahoud à la présidence». Il a poursuivi: «Tous ceux qui ont participé à l’assassinat de Rafic Hariri ont été liquidés, de Assef Chawkat, à Jameh Jameh et si le Tribunal aurait pu écouter Rustom Ghazalé, il aurait fourni d’importantes informations sur l’assassinat de Hariri».
Le leader druze a été interrogé sur la visite que lui a rendue Rustom Ghazalé le 25 août 2004. «Il est venu à mon domicile à Clemenceau et la visite n’a pas duré plus de 10 minutes. Il m’avait fixé rendez-vous avec Bachar el-Assad pour le lendemain. Il m’a demandé ce que j’allais lui dire. Je lui ai répondu que je n’accepterai pas la prorogation. Ghazalé m’a alors demandé si j’étais avec ou contre eux. Je lui ai répondu que je suis avec vous depuis 27 ans. Si je vous dis que je m’oppose à la prorogation de Lahoud, je deviens alors contre vous? A ce moment, il est sorti sans même finir son café. Le soir, Aridi reçoit un coup de fil de Ghazalé lui annonçant l’annulation de la rencontre avec Assad, prévue pour le lendemain et un dîner avec Lahoud à Baabda a aussi été annulé».
Interrogé sur la rencontre entre Hariri et Assad, Joumblatt déclare: «En rentrant de Damas, Rafic Hariri est passé chez moi. Il avait l’air étrange et triste. Il m’a dit qu’Assad l’avait accueilli en disant: Lahoud c’est moi. Si Chirac veut me faire sortir du Liban, je vais le détruire sur vos têtes. Et si Joumblatt possède un groupe de druzes, j’ai aussi un groupe de druzes en Syrie. J’ai considéré ces propos comme une menace politique et physique contre Hariri. J’ai alors pris l’initiative et je lui ai dit: ‘je sais de quoi ce régime est capable. Je ne m’opposerai pas en politique et je ne voterai pas pour la prorogation. Vote pour Lahoud’. Je lui ai demandé de faire cela contre ses convictions, tout en sachant qu’il avait déclaré dans une interview: ‘je couperai ma main et je ne voterai pas pour la prorogation’, car j’avais peur pour sa sécurité physique. Je savais de quoi Bachar était capable. La rencontre avait duré moins d’un quart d’heure, il ne lui avait pas permis de s’asseoir et l’a directement menacé».
Contre la 1559
Au second jour de la déposition de Walid Joumblatt, le leader druze a confié ne pas être au courant du point de vue américain concernant la prorogation du mandat de Lahoud. «Je m’accrochais à l’accord de Taëf, qui appelait au retrait syrien du Liban, mais j’étais contre la décision 1559. Hariri a toujours appuyé l’accord de Taëf et, à aucun moment, il n’avait changé d’opinion».
Joumblatt a assuré que la relation entre le Hezbollah et le régime syrien a toujours été excellente et qu’elle a été construite depuis le temps de Hafez el-Assad. «Bachar el-Assad était et reste encore l’un des despotes qui gouvernent les pays arabes. Mais il n’est pas le seul». Il a affirmé qu’il était pour des relations privilégiées avec la Syrie, imposées par la géographie politique.
«Après la prorogation du mandat de Lahoud, j’ai œuvré pour l’élargissement de l’opposition contre la présence syrienne, a-t-il précisé. Notre but était d’élargir l’alliance des partis contre la prorogation forcée de Lahoud. La campagne était dirigée contre la prorogation, le président de cette campagne Bachar el-Assad et le représentant de la prorogation était Lahoud».
Le patriarche maronite Nasrallah Sfeir était également la cible d’une campagne orchestrée par des parties affiliées au régime syrien. «Le patriarche était conséquent avec lui-même et réclamait le retrait total sans condition préalable. Je ne sais pas s’il a reçu des menaces directes de Bachar el-Assad comme celles que nous avions reçues Hariri et moi-même». «Le jour de l’assassinat de Hariri, nous nous sommes réunis et nous avons pris la décision de faire face au régime syrien et à son président. J’étais souvent et ouvertement accusé de trahison et de collaboration avec Israël de la part de partis et de personnalités affiliés au régime syrien».
Il a également dit dans sa déposition qu’il avait affirmé qu’aucun compromis n’était possible avec Lahoud, le représentant du régime syrien, et Bachar el-Assad. Ni Rafic Hariri ni Hassan Nasrallah n’avaient discuté mes prises de position et même si cela avait eu lieu, je ne les aurais pas changées». Joumblatt a ajouté qu’après la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé, Hikmat Chéhabi l’avait appelé depuis Paris pour lui dire d’être prudent. «Jusqu’à la nuit du 13 février, je disais à Hariri de faire attention et d’être prudent, estimant que la première traduction de la menace de Bachar el-Assad à Hariri était la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé».
Selon le chef du PSP, le président Chirac avait proposé d’adresser une mise en garde à Assad bien que Hariri ne lui ait rien demandé. «Après la prorogation du mandat de Lahoud, la relation entre Chirac et Assad s’était dégradée. C’est Hariri qui avait contribué à renforcer la relation entre la France et la Syrie, car il estimait que la présence syrienne était nécessaire à ce moment». Il a déclaré que Omar Karamé n’avait pas formé le gouvernement et que celui-ci avait été probablement composé par Rustom Ghazalé. «J’avais mis avec le président Hariri une stratégie commune pour les élections législatives en ce qui concerne les listes électorales. Le style politique de Hariri était différent du mien, mais on se retrouvait sur des buts identiques. La loi électorale proposée était injuste et avait pour but de porter atteinte à la puissance de Hariri à Beyrouth. Hariri avait dit au ministre syrien Walid Moallem, durant leur dernière rencontre, que si la loi électorale était adoptée, il démissionnerait avec tout son bloc».
Joëlle Seif
Un procès-fleuve
Actuellement, et pour l’année en cours, le Tribunal spécial pour le Liban écoute les témoins de l’accusation, que nous avons vu, depuis l’ouverture de ce procès, se relayer à la barre. Le procureur a divisé sa mission et réparti les témoins sur trois étapes. La première concerne le jour de l’attentat, le 14 février 2005, la seconde le contexte politique dans lequel l’attentat a eu lieu – auquel on assiste actuellement – et dans laquelle on devrait assister à la déposition de Hani Hammoud et de Fouad Siniora, qui sera à la barre des témoins une seconde fois fin mai. Les vacances judiciaires précéderont la troisième étape qui devrait être la plus passionnante car des témoins, dont l’identité reste confidentielle, seront appelés à la barre.
L’année prochaine sera consacrée aux témoins de la défense. Alors qu’on compte quelque 400 témoins pour l’accusation, on ne sait pas encore quels seront la stratégie de la défense et le nombre de ses témoins. Elle pourrait se contenter de 5 ou 6 ou au contraire de centaines. Ce qui est certain, c’est que ce procès est parti pour durer des années et chacun de son côté, l’accusation et la défense, prépare activement ses dossiers.