Les odeurs pestilentielles et les images écœurantes des montagnes d’ordures qui envahissent le pays sont la partie visible d’un iceberg qui a toujours été là mais dont on a obstinément essayé d’ignorer l’existence. Cette pourriture était voilée par une fine croûte, qui en atténuait la répugnance. L’écorce s’est finalement craquelée, libérant à la surface des effluves nauséabonds, qui nous ont placés brutalement devant l’implacable vérité que l’on refusait d’admettre. Nous avons toujours vécu sur un tas de détritus.
C’est dans ces moments d’abandon que l’on prend conscience des réalités. La première d’entre elles est que nous sommes dirigés par une bande d’incapables, doublée d’une clique d’affairistes, complice d’un clan de corrupteurs et de corrompus. Le gouvernement savait, depuis des mois, que la crise des déchets était inévitable si aucune solution n’était trouvée. Mais entre ceux qui ne peuvent pas et ceux qui ne veulent pas, le Liban s’est retrouvé, du jour au lendemain, enseveli sous des dizaines de milliers de tonnes d’ordures, dont la puanteur a fini par chasser les quelques irréductibles qui avaient, malgré tout, décidé de passer leurs vacances au Liban.
Notre santé et celle de nos enfants, notre bien-être, notre droit de vivre dans la dignité, celui de respirer l’air pur, sont les otages d’une mafia, cupide et sans scrupule, qui ne recule devant rien, absolument rien, pour protéger et perpétuer des monopoles ou pour y prendre des parts. Cette association de malfaiteurs est une partie intégrante du système politique, qu’elle a noyauté dès la fin de la guerre civile, phagocytant l’Etat et transformant ses institutions en vache laitière. Pas un secteur n’échappe à la voracité de cette mafia qui se partage les profits et fait assumer les pertes au Libanais ordinaire.
L’affaire des déchets est symptomatique de la crise de régime que vit le Liban. On ne doit plus s’étonner qu’un gouvernement, incapable d’organiser le ramassage des ordures et d’assurer la protection de ses citoyens, abattus comme de vulgaires gibiers au bord d’une route, ne parvienne pas à s’entendre sur des questions plus complexes. Les sacs de poubelles sont la feuille de vigne qui cache l’impuissance – c’est le cas de le dire – des dirigeants dans les dossiers des nominations militaires, de l’élaboration d’une nouvelle loi électorale ou de l’organisation de l’élection présidentielle.
La deuxième réalité, qui nous a explosé à la figure, est celle du confessionnalisme, ce mal qui nous ronge depuis toujours. On le savait omniprésent dans notre vie quotidienne, dans notre administration, dans nos relations, dans nos têtes. Mais le voilà qu’il se manifeste, maintenant, dans nos sacs de poubelles. Les sunnites ne veulent pas accueillir les ordures des chiites, lesquels ne veulent pas entendre parler des détritus des chrétiens, qui pensent que leurs déchets sont plus propres que ceux des autres communautés.
La souillure morale a transcendé toutes les communautés. La crasse est tellement ancrée dans nos esprits que même le nettoyage au karcher, préconisé par Nicolas Sarkozy, n’y pourrait rien.
La crise des ordures est, en fait, une crise de régime et de société. En attendant un sursaut de conscience ou un retour du sens des responsabilités, nous sommes condamnés à vivre dans les poubelles… en espérant que les rats voudront bien de nous.
Paul Khalifeh