Une semaine après l’attentat de Suruç qui a coûté la vie à plus de trente personnes, la Turquie se retrouve contrainte à s’engager dans la lutte contre les jihadistes du groupe Etat islamique (EI). En menant des frappes aériennes en Syrie et dans le nord de l’Irak, Ankara en a profité pour viser dans la foulée des bases arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ravivant les tensions entre les deux parties, qui avaient signé une trêve fragile en 2013. Divorce ou simple querelle?
Il a fallu attendre un attentat et trente-deux victimes pour qu’Ankara se décide enfin à agir contre la menace terroriste. Le 20 juillet, à Suruç, une bombe explose dans le jardin du Centre culturel de la ville. Au même moment, 300 étudiants réunis sous la bannière de la Fédération des associations des jeunes socialistes s’apprêtent à prendre un petit-déjeuner, accompagné d’une conférence de presse. Arrivés d’Istanbul en bus, ces jeunes devaient rejoindre la ville de Kobané pour y mener une opération de reconstruction. La ville avait été détruite lors des combats entre l’EI et les milices kurdes de Syrie, en septembre et janvier derniers. La déflagration, d’une violence extrême, tue de très nombreuses personnes et blesse une centaine d’autres. Quelques minutes plus tard, une autre attaque à la voiture piégée tue deux miliciens kurdes dans le sud de Kobané. Très vite, l’auteur de l’attentat est identifié: il s’agit d’un ressortissant turc d’une vingtaine d’années, qui aurait rejoint les rangs de l’EI deux mois avant l’attaque. Pour Ankara, c’est la douche froide: c’est la première fois que l’EI frappe sur son sol, et ce depuis que l’organisation terroriste est apparue sur le devant de la scène en Syrie et en Irak, où elle contrôle de nombreux pans de territoire.
Revirement d’Erdogan
Peu de temps après l’explosion, le président turc Recep Tayyip Erdogan, en visite à Chypre, dénonce immédiatement «une attaque terroriste». Son Premier ministre, Ahmet Davutoglu, vise directement l’EI: «Les premiers éléments montrent que l’explosion est un attentat suicide et qu’il a été perpétré par Daech». Certains parlent alors d’un acte de représailles, en réponse aux arrestations massives de la police de recrues étrangères vers le front syrien (plus de 850 personnes en trois jours). Depuis quelques semaines, Ankara renforçait aussi son dispositif militaire à la frontière syrienne, à la suite de la victoire des milices kurdes sur les jihadistes à Tall Abyad.
Selon des analystes, ce déploiement de force servait notamment à contrer l’EI mais, aussi et surtout, à bloquer l’avancée des Kurdes dans le nord de la Syrie. Depuis les défaites des jihadistes à Kobané et Tall Abyad, Ankara s’inquiète de la progression des milices kurdes dans le nord de la Syrie, et souhaite à tout prix éviter la création d’une région autonome kurde à sa frontière. Selon Dorothée Schmid, «(…) il y a une ambiguïté très forte dans l’éventuel engagement de la Turquie sur le terrain syrien, c’est la question kurde, car les Turcs disent que le PKK est un ennemi primordial».
Accusée par les Occidentaux de connivence avec l’EI, la Turquie s’en est toujours défendue. Pays membre de l’Otan et en théorie allié de cette dernière (l’armée turque est la 2e armée de l’Otan), la Turquie est depuis 2011 une base arrière pour les combattants d’al-Nosra et un passage privilégié pour les candidats au jihad.
Participation «limitée»
Si Ankara a décidé de s’engager dans la coalition, il n’en subsiste pas moins des doutes quant à la sincérité de sa participation. Les législatives du 7 juin, qui ont vu le Parti de la justice et du développement (AKP) du président perdre la majorité absolue qu’il détenait depuis treize ans, l’ont considérablement affaibli. En mauvaise posture, et ne parvenant pas à former un gouvernement d’union nationale, le président turc avait donc besoin d’un soutien. Il l’a trouvé auprès de l’Administration Obama.
Ce rapprochement avec Washington était aussi l’occasion rêvée pour la Turquie d’obtenir des garanties américaines, comme la création d’une zone «protégée» dans le nord de la Syrie, exempte de jihadistes, pour empêcher les Kurdes d’élargir leur zone de souveraineté à la frontière. «En autorisant l’armée américaine à utiliser la base d’Incirlik pour frapper l’EI en Syrie et en Irak, les Turcs font le pari d’un «donnant-donnant», qui verrait Washington s’éloigner des Kurdes de Syrie», selon David Romano, de l’université d’Etat du Missouri (Etats-Unis).
Pour lui, la priorité turque ne fait désormais plus aucun doute: les rebelles kurdes d’abord, les jihadistes ensuite, et pour preuve: lundi dernier, les YPG (Unité de protection du peuple kurde) annoncent en outre que des chars turcs bombardent leurs positions, ainsi que celles de combattants arabes alliés dans le village de Zur Maghar, dans la province d’Alep. Dans un communiqué, les YPG dénoncent: «Au lieu de s’en prendre aux positions occupées par les terroristes de l’EI, les forces turques attaquent nos positions de défense». En Turquie, beaucoup soupçonnent Erdogan de s’activer en vue d’élections anticipées, avec l’espoir que sa guerre contre le PKK nuise au parti kurde et lui rallie des voix nationalistes. Un meilleur score de l’AKP permettrait ainsi à Erdogan de renforcer son emprise sur le pouvoir.
Pendant ce temps, au Kenya, le vice-président à la Sécurité nationale, Ben Rhodes, aux côtés du président Barack Obama, rappelle depuis Nairobi que les Etats-Unis considèrent le PKK comme une «organisation terroriste», et estime que la Turquie a le «droit de mener des actions contre les cibles terroristes».
Une politique à risque
Longtemps opposé aux frappes de la coalition, le revirement du président Erdogan pourrait à terme lui coûter cher. Le risque d’attentats perpétrés par l’EI sur le sol turc pourrait s’accroître, et ce en dépit des arrestations menées à travers le pays. «Il reste encore une centaine de personnes en mesure de créer une situation de chaos», selon Dorothée Schmid. Cela sans compter les deux millions de réfugiés syriens parmi lesquels les cellules dormantes de l’EI sont nombreuses. Ankara risque également de faire capoter les discussions de paix engagées à l’automne 2012 entre l’AKP et le PKK, et de relancer ainsi un conflit qui a déjà fait 40 000 morts depuis 1984. La Turquie est donc menacée d’une vague de révolte majeure, d’autant plus que les Kurdes représentent environ 15 millions de personnes.
Marguerite Silve
La «zone protégée»
La zone «protégée» établie dans le nord de la Syrie sera exempte de jihadistes de l’EI, et sera installée entre les deux cantons kurdes d’Afrin à l’ouest et de Kobané à l’est. Elle s’étendra sur une centaine de kilomètres, et d’une profondeur d’une quarantaine de kilomètres, jusqu’à Alep. Cette zone est la contrepartie de l’accès américain aux bases turques d’Incirlik et Diyarbakir, ainsi que d’autres bases de la région. Les Kurdes devront s’arrêter au niveau de l’Euphrate (là où ils se trouvent actuellement), et constituent la priorité d’Ankara: les empêcher d’établir une zone de souveraineté à la frontière. Une fois installée, cette zone sera administrée par l’Armée syrienne libre, alliée d’Ankara, dont les combattants sont formés et équipés par les Etats-Unis et la Turquie.