Il nous a prévenus dès le départ, via Lina Khoury: la seule liberté à laquelle nous tenons est celle de la musique. La liberté du programme de cette soirée. Il a été jusqu’au bout de cette liberté, de ces libertés. Surprenant encore une fois le public par la majesté de cette nuit, par la beauté de ses compositions, par le plaisir décontracté qui émane de la scène et qui envahit l’arène.
Le plaisir des sens, de tous les sens affûtés, à voir Ziad Rahbani trôner derrière son piano, le synthétiseur toujours de l’autre côté. Le plaisir d’entendre, de jouir des airs récents et plus anciens, ceux qui sont entrés dans la mémoire collective, par la grande porte, celle de la musique, cette seule entité en laquelle Ziad Rahbani ne cesse de croire, qu’il ne cessera jamais de propager, quoi qu’on puisse dire ou penser, quoi qu’on puisse lui reprocher ou surtout aimer lui reprocher parce qu’il est devenu cette figure publique à laquelle on aime accoler tellement de qualificatifs, de fantaisie, de souhaits personnels, d’envies étouffantes. Irréprochable, plus qu’irréprochable, parce qu’entier, toujours entier, avec comme seul credo: la musique.
Accompagné de son orchestre dirigé par Hani Siblini, sections cuivres, cordes et percussions, des solistes aux instruments orientaux, à la batterie, à la basse et contrebasse, de chœurs féminins et masculins, de chanteurs et chanteuses solistes, avec Ziad Rahbani rien n’est laissé au hasard. Sûrement des heures et des heures d’entraînement, sous les recommandations implacables du maestro. Parce que, encore une fois, il s’agit de musique, et aucune erreur n’est permise.
Les instruments résonnent, entrent en communication, dialoguent, emplissent les airs et les tympans, transpercent le corps et l’être, les notes, légères et puissantes à la fois, s’harmonisent, se distinguent l’une de l’autre, se fondent l’une dans l’autre. A chaque composition qui retentit, le spectateur se rend compte, s’assure, si nécessaire encore, impulsivement, physiquement, de la brillance, du génie qu’est Ziad Rahbani le compositeur.
Il n’a dit aucun mot devant son micro. Seule la musique s’est exprimée. Comme il nous a habitués depuis ses derniers concerts, ce sont les autres, cette fois seulement Lina Khoury, qui donnent la voix à ses textes et ses saynètes, ironiques, cyniques, placides, jamais aigris, pétillants d’humour, noir forcément, de sarcasme, de critique sociale, politique, humaine. A travers ses mots perçants, personne n’est épargné, ni la ville, ni la technologie, ni l’homme lambda. Une fresque truculente de la condition humaine, saisie dans ses moindres recoins, qui enclenche le sourire et les applaudissements du public.
Compositions instrumentales ou chansons, Tinzakar ma ten3ad, Rmedy 3a rssassé… les premières notes de Ismaa ya Rida viennent de fuser. A peine on a eu le temps d’apercevoir Ziad Rahbani s’éclipser de la scène, se faufiler en coulisse, peut-être s’assurer de tel ou tel détail, comme si cette chanson ne lui appartenait plus, qu’elle relevait de chacun de nous et de nous tous, de notre patrimoine musical, de notre Histoire, comme si le souvenir de Joseph Sakr, son ami de longue date qui l’avait immortalisé de sa voix, était toujours là, comme si… Il en fera de même d’une autre de ses chansons phares, 3ateba, avant de rejoindre le piano à mesure que le trio de chanteurs ajoutait au célèbre premier refrain, d’autres nouveaux textes – que de «malaffet» il nous reste à ouvrir, que de «3ateba» encore à entonner – manipulant jeux de mots et jeux de situations, à la Ziad Rahbani… Moments de retrouvailles scellées dans le bonheur de tant de piques lancées à tous vents.
Ce jeudi 23 juillet, à l’amphithéâtre Zouk Mikael, ce fut du «grand Ziad» comme on pourrait si communément le dire. Et cette envie tentante de rajouter, eh bien cette fois il a bisqué tout le monde. Il a enchanté tout le monde. Même ceux qui sont venus en retard, tellement en retard, qu’ils rejoignaient encore leurs sièges assignés, alors que la scène se vidait pour l’entracte, tellement en retard, évidemment, qu’une grande partie d’entre eux s’est dépêchée de quitter avant même la fin du concert, n’a pas daigné même entendre la présentation des musiciens, ou les applaudir, ou entendre Ziad Rahbani nous remercier de notre présence et s’excuser de nous avoir retenus longtemps! Deux heures passées si rapidement. Alors que nous nous sommes tous rassemblés autour de lui, arène comble, arène archicomble. Quand la musique rassemble, quand la musique devient liberté.
Nayla Rached