Dans l’attente de la manifestation de samedi, le mouvement de protestation populaire suscite de nombreuses interrogations. Jusqu’où ira-t-il? Qui tire les ficelles et quelles seront les conséquences pour le pays? Autant de questions auxquelles il y a désormais quelques pistes de réponses.
Contrairement aux précédents mouvements de protestation populaire, la campagne «Vous puez» a commencé comme une action de protestation limitée concentrée sur le dossier des déchets. Menée par des universitaires et des activistes écologistes, elle a rapidement dépassé les limites qui lui étaient fixées à l’origine pour devenir un vaste mouvement populaire de protestation qui exprime la frustration accumulée au cours des derniers mois. Le pays est, en effet, dans une situation dramatique: paralysie quasi totale des institutions, salaires bloqués par le Parlement, pas d’eau ni d’électricité, mais des déchets qui s’amoncellent à chaque coin de rue, et aucune perspective de déblocage pour cause d’absence de dialogue irano-saoudien. Tout cela alors que la classe politique dans toute sa diversité poursuivait ses polémiques, bien installée dans ses sièges, derrière des murs qui la mettaient à l’abri de tout questionnement. L’avidité des uns et la faiblesse des autres ont créé la crise des déchets, qui a ouvert les appétits de plusieurs politiciens. Ceux-ci croyaient que sous la pression de l’accumulation des déchets en cette période de grande chaleur, la population serait ravie d’accueillir toute solution qui la débarrasserait des ordures. Mais la réaction populaire a été différente. Les Libanais se sont placés derrière les activistes écologiques et sont descendus dans la rue pour crier leur révolte et leur dégoût. Samedi, le nombre des manifestants était déjà acceptable, mais il a triplé dimanche, donnant au mouvement une dimension inattendue et suscitant une véritable crainte chez les responsables… qui se sont empressés d’ériger un grand mur autour du Sérail gouvernemental pour se protéger de la colère du peuple.
Il était clair que les responsables étaient pris de court. Habitués à politiser toute action ou à analyser tous les événements sous l’angle de la politique, des intérêts ou des sensibilités confessionnelles, ils ne parvenaient pas à comprendre d’où était sorti ce mouvement et qui en était le parrain? Le plus simple était donc pour eux de parler de complot fomenté par le Hezbollah pour pousser à la démission du gouvernement et aboutir à la fameuse «constituante», évoquée par le secrétaire général du Hezbollah dans un de ses discours. L’infiltration dimanche soir d’un groupe de casseurs qui ont accompli des actes de vandalisme est venue accréditer cette thèse et certains médias se sont empressés de parler du «retour des chemises noires», dans une allusion claire aux combattants du Hezbollah qui s’étaient déployés dans certains quartiers de la capitale pour faire pression sur Walid Joumblatt afin qu’il accepte de faire chuter le gouvernement présidé par Saad Hariri. Toutes ces rumeurs étaient essentiellement destinées à tuer dans l’œuf le mouvement de protestation populaire, en le politisant pour décourager ceux qui auraient envie de le rejoindre. Mais en dépit de ces tentatives, les Libanais ont continué à descendre tous les soirs à la place Riad el-Solh. En nombres plus réduits certes, mais suffisamment pour ne pas relâcher la pression sur les dirigeants.
Même le Premier ministre, Tammam Salam, dont nul ne conteste la sincérité, a dans sa conférence de presse de dimanche, tenté de donner au mouvement une coloration politique, en essayant de l’utiliser pour soutirer des concessions au CPL, comme si tout le dossier des déchets était lié à la position de ce courant au sujet du mécanisme de prise des décisions au sein du gouvernement.
Pourtant, les développements qui se sont succédé ces derniers jours montrent que ce mouvement n’est pas politisé et n’a aucune coloration confessionnelle. Il a commencé par un ras-le-bol généralisé face à l’accumulation des déchets dans la rue en pleine chaleur et il cible désormais l’ensemble de la classe politique dont l’inefficacité n’a d’égale que la corruption. Même si aujourd’hui, les jeunes qui ont lancé le mouvement voulaient s’arrêter, ils ne pourraient plus le faire car la protestation a eu un effet boule de neige et les gens sont en train de s’y rallier spontanément, parce qu’ils ne peuvent plus accepter que leurs droits soient à ce point bafoués.
Le gouvernement menacé
Le premier résultat de ce mouvement populaire a été le cafouillage de la classe dirigeante, qui a commencé par ordonner l’édification d’une haute muraille pour protéger le Sérail gouvernemental de la colère du peuple, avant de décider de la retirer. De même, croyant bien faire et montrant qu’il entend la voix du peuple, le ministre de l’Environnement, Mohammad Machnouk, a voulu annoncer plus tôt que prévu les résultats des appels d’offres pour le ramassage et le traitement des ordures… et il s’est planté parce que son annonce était inacceptable, car adoptée sous les mêmes critères de partage des parts et de profits personnels et confessionnels habituels. Cette attitude du ministre de l’Environnement prouve d’ailleurs qu’en réalité ceux qui sont de l’autre côté de la muraille du Sérail n’ont pas compris ce qui se passe dans la rue. Une fois de plus, il a dû se rétracter. Et la question des déchets reste insoluble, alors qu’un nouveau problème s’est ajouté aux précédents, celui de l’adoption par le gouvernement Salam de 70 décrets à la majorité des voix des ministres, c’est-à-dire sans obtenir la signature des ministres du Bloc du Changement et de la Réforme et celles de leurs alliés du Hezbollah. Du coup, ces ministres se sont retirés de la réunion et il est clair que le gouvernement est à son tour menacé de paralysie.
Même si le mouvement de protestation dans la rue et les développements au sein du Conseil des ministres ne sont pas directement liés, il est évident que le pays se dirige vers plus de paralysie des institutions, plus de blocage et plus de divisions. Le Premier ministre et son camp politique avaient un dossier à régler: celui des revendications du général Michel Aoun et de ses alliés. Ils en ont désormais deux, Aoun et les protestations populaires. Ils vont sans doute chercher à les renvoyer dos à dos, accusant le mouvement populaire d’être manipulé et rejetant toute la faute du blocage sur Aoun et ses alliés. Mais cela ne résoudra pas les problèmes. Au contraire. Les institutions étatiques sont en train de s’effondrer l’une après l’autre et à la veille de la rentrée scolaire, les problèmes économiques et sociaux se font de plus en plus aigus. Le Courant du futur et le Hezbollah ont beau poursuivre leur dialogue (on se demande d’ailleurs de quoi ils parlent pendant toutes ces heures que dure la réunion!), il est clair que l’atmosphère générale est au durcissement des positions, en l’absence de déblocage régional.
Toutes les tentatives de replâtrage qui continuaient à avoir un certain effet dans le passé sont désormais obsolètes. Le peuple ne veut plus qu’on se moque de lui et la classe actuelle n’est plus en mesure d’inventer des solutions ou même des semblants de solution. Le régime paraît plus que jamais à bout de souffle et nul ne saurait prédire ce qui pourrait se passer au cours des prochaines semaines. Même l’appui clair et ferme de l’ambassadeur des Etats-Unis à Beyrouth (qui a, lui aussi, prolongé son séjour suivant la mode libanaise des prolongations) David Hale au Premier ministre ne changera pas les choses: le gouvernement s’est emprisonné dans ses contradictions et dans ses polémiques, le Parlement est fermé jusqu’à nouvel ordre et la rue bouillonne. La seule constante est le refus de toutes les parties de se laisser entraîner dans une déstabilisation sécuritaire… Le mouvement est donc lancé, mais nul ne sait encore jusqu’où il peut arriver.
Joëlle Seif
Pas de projet clair
«Vous puez!», «Fichez nous la paix!». Les mouvements de protestation populaire prennent des slogans issus de la vie quotidienne pour être plus proches des gens. Certains estiment que les associations de la société civile sont généralement manipulées par les services de renseignements locaux et étrangers. Mais il est clair que cette fois, il s’agit réellement d’un ras-le-bol populaire qui s’exprime à sa manière, mais qui n’a pas de projet clair ni de programme d’action. Les militants de gauche et des figures des mouvements populaires traditionnels se sont ralliés à cette action, comme Najah Wakim et Charbel Nahas, mais il n’y a toujours pas de calendrier politique précis.