«Un Etat est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné».
Max Weber
Tout Libanais libre, honnête et sensé ne peut que souscrire aux revendications des jeunes manifestants et admirer leur courage et leur détermination. Pour la première fois depuis très longtemps, les maux dont souffre le Liban sont identifiés et pointés du doigt. La corruption et le clientélisme, qui gangrènent le pays, sont dénoncés sans détour, et la classe politique, qui a érigé en mode de pouvoir ce système mafieux, perpétué par le confessionnalisme, n’est pas épargnée. Les hommes politiques font semblant d’être des rivaux, voire des ennemis, mais ils sont en réalité complices et solidaires dans le pillage institutionnalisé des biens publics. Constitués en bande de malfaiteurs, ils sont coupables de crime organisé avec circonstances aggravées, car ils séquestrent depuis des décennies tout un peuple qu’ils ont privé d’avenir. Les Libanais qui ont pu fuir cette grande prison se sont exilés aux quatre coins du monde, les autres sont condamnés à accepter les conditions qui leur sont imposées dans ce bagne à ciel ouvert. Le régime est effrayé par le mouvement de protestation. Il se cache derrière des rangées de fils barbelés et des blocs de béton, sous la protection de la police antiémeutes. La peur a stimulé les neurones des bonzes du système, qui ont très vite pondu une initiative pour tenter de désamorcer la crise. C’est dans ce contexte que s’inscrit le dialogue proposé par le président de la Chambre, Nabih Berry, dont la démarche a été immédiatement saluée par les principaux dirigeants. On pourrait se demander, un peu candidement, pourquoi ils n’ont pas envisagé de dialoguer il y a six mois, ou un an. Tout simplement parce qu’ils n’étaient pas pressés. Mais la pression exercée par la rue a bouleversé leurs priorités et leur a imposé un nouvel agenda. La colère populaire a sorti la classe politique de sa torpeur. C’est un bon début. Cependant, pour aboutir à quelques résultats, la pression ne doit pas faiblir. C’est sans doute en pensant à cela que les militants des collectifs de manifestants ont décidé d’occuper, mardi, le ministère de l’Environnement. Toutefois, cette initiative était une erreur tactique qui a plus desservi qu’aidé la cause du mouvement de protestation. Elle a montré l’existence de divergences entre les organisateurs, et donné à la police, dont la mission est aussi de protéger les biens publics, un prétexte pour utiliser la force afin d’évacuer les locaux du ministère. Une force qui peut, dans certaines circonstances, devenir légitime, comme l’a dit Max Weber. Pour atteindre ses objectifs, le mouvement de protestation doit coûte que coûte préserver son caractère pacifique. Il doit innover, imaginer, créer, pour gagner à sa cause, tous les jours, davantage de personnes. Il doit rassurer la population qu’il est soucieux de sauvegarder l’ordre public, car les gens craignent et détestent le chaos. Les organisateurs doivent être assez mûrs pour comprendre que leur seule cible est le régime politique et non pas l’Etat. Les dirigeants politiques vont et viennent mais l’Etat, lui, doit rester. En Syrie, en Libye ou en Irak, les révoltés ont jeté le bébé avec l’eau du bain. Ils sont aujourd’hui noyés dans des torrents de sang. Ce n’est certainement pas le modèle que l’écrasante majorité des Libanais souhaiterait suivre.
Paul Khalifeh