Le Liban se trouve aujourd’hui à un croisement de chemins et s’oriente soit vers une détente partielle ou vers une escalade généralisée. Tous les dirigeants ressentent l’impact de la crise et se tiennent à un point où il est difficile d’avancer ou de reculer. Dans les deux cas, il y a des pertes, un prix à payer et des concessions à faire.
A la croisée des chemins. Rien ne peut mieux décrire la situation actuelle du pays. Ou il fait preuve de sa faculté à maintenir la stabilité acquise depuis l’explosion de ce qui a été appelé «le printemps arabe», qui semble menacée actuellement, ou il glisse vers des incidents qui feront voler en éclats la stabilité sécuritaire et politique et le placeraient sur la carte des points chauds de la région.
Le premier défi consiste à maintenir le gouvernement et le dialogue, ce qui implique la «libanisation» des solutions et la proposition de nouvelles issues. L’éclatement de la stabilité sécuritaire signifie la perte de contrôle des dirigeants libanais de la situation et l’adoption d’un compromis étranger justifié et imposé à la suite de troubles qui provoqueraient l’anarchie et le chaos.
Malgré l’aspect extrêmement compliqué de cette crise, elle pourrait être simplifiée et résumée de la manière suivante: comme à plusieurs étapes depuis 2005, le général Michel Aoun est en même temps le nœud du problème et la solution. Il occupe cette position cruciale en raison de l’appui clair et fort du Hezbollah. Le général Aoun livre deux batailles sur deux fronts simultanés: la présidence de la République et le commandement de l’armée. Dans sa première bataille, il a dû changer sa tactique de manière radicale, après l’échec de son dialogue avec Saad Hariri et après avoir perdu son pari sur «la voix sunnite». Aoun est encore candidat et fait toujours partie de la course présidentielle, empêchant le passage à l’étape du président consensuel. Il n’a toujours pas pris la décision de se retirer, car il estime avoir encore des chances d’accéder à la présidence, contrairement à ses adversaires qui pensent qu’il n’y a aucun moyen ni aucune possibilité de l’élire président.
La deuxième bataille perdue
Dans la deuxième bataille, le général Michel Aoun a échoué, une seconde fois, à écarter le général Jean Kahwagi et à nommer le général Chamel Roukoz commandant en chef de l’armée. Pourtant, les volets de cette bataille sont encore loin d’être achevés. Elle a pris dernièrement une autre direction et s’est transformée en une lutte pour le maintien de Roukoz dans l’armée, de manière à conserver ses chances de le voir, un jour, prendre son commandement. Cela requiert une formule légale qui le maintient dans l’équation et empêche de le mettre à la retraite dans deux semaines (15 octobre). Cette formule nécessite un consensus politique qui n’existe pas encore, bien que les prémices d’une solution commencent à pointer.
L’affaire Chamel Roukoz est devenue le titre de la crise actuelle et son symbole pour des semaines comptées. Dans ce dossier, le paysage politique et gouvernemental est réparti entre trois blocs ou axes. Le premier axe, Aoun-Hezbollah, voudrait régler la question du général Chamel Roukoz en profitant du fait que le gouvernement est soumis à des pressions politiques et populaires. Celui-ci a besoin de retrouver son souffle et de reprendre la situation en main. Ce tandem brandit l’escalade si cette affaire n’est pas réglée, estimant que la balle se trouve désormais dans le camp du Courant du futur, qui devrait assumer les conséquences et la responsabilité de la situation s’il continue à s’opposer et à rejeter tout compromis. Quant à l’escalade, elle est sur deux plans: sur le plan gouvernemental, par le biais de l’arrêt de la participation aux réunions du Conseil des ministres et, sur le terrain, à travers les manifestations organisées par le CPL, un nouveau rendez-vous étant fixé au 11 octobre, date symbolique, veille du 13 octobre et quatre jours avant la date présumée du départ du général Chamel Roukoz à la retraite. Ce qui signifie que si cette affaire n’est pas réglée en l’espace de quelques jours, les choses iront vers l’escalade.
La peur des concessions
L’axe du Courant du futur et ses alliés, en particulier les ministres du rassemblement du président Michel Sleiman, ne veulent accorder aucun bénéfice au général Aoun ni au niveau de la présidence ni au niveau du commandement de l’armée. Cet axe estime que n’importe quelle concession accordée mènerait à une série d’autres. S’il accepte l’avancement de Roukoz, il craint de donner ainsi un faux signal à Aoun, lui faisant croire que celui-ci sera le prochain commandant en chef de l’armée. Il a peur également d’affaiblir la position du général Kahwagi. Selon cet axe, Aoun ne s’arrêtera pas là. Il réclamera ultérieurement la désignation de Roukoz à la tête de l’armée et estimera avoir enregistré une victoire, considérant qu’avec l’arrivée de ce dernier à Yarzé, il aurait lui-même parcouru la moitié du chemin vers Baabda. Le Courant du futur estime que le général Aoun est revenu avec plus de force et de clarté à son alliance avec le Hezbollah et que sa tentative de se présenter en candidat consensuel n’a pas réussi. Ainsi, il n’est pas possible d’accorder des concessions ou des bénéfices, car ce seraient des concessions faites au Hezbollah dans une guerre politique ouverte qui n’aurait un terme qu’avec la fin de la guerre en Syrie. Quant au plan du Futur dans cette bataille, c’est d’utiliser le dialogue pour défaire l’appui du Hezbollah à Aoun dans la présidence et parvenir à l’élection d’un président consensuel. Jusqu’alors, il n’y a pas de changement à la tête de l’armée ni d’affaiblissement de la position de Kahwagi en tant que commandant en chef de l’armée et candidat à la présidence.
L’axe Berry-Joumblatt
L’axe Berry-Joumblatt voit, pour la première fois, la situation sous un angle différent de celui du Futur. En résumé, cet axe estime que la situation n’a jamais atteint un tel degré de gravité et que l’heure du compromis n’a pas encore sonné. Il ne reste plus qu’à chercher des issues, des solutions provisoires et à régler cette situation compliquée au cas par cas.
Le problème majeur actuellement réside dans la paralysie du gouvernement et du Parlement. Ce problème ne peut être résolu sans satisfaire les demandes de Aoun. Cela n’est possible actuellement qu’à travers la promotion du général Chamel Roukoz qui serait un passage obligatoire vers une détente. Le Courant du futur ne peut pas ne pas faire une concession au leader du CPL, sur le plan de la présidence ou sur celui de l’armée. Aoun ne peut pas supporter cette double défaite, que le Hezbollah à son tour n’accepterait pas, car elle signifierait un affaiblissement de son principal allié et un premier pas pour l’encercler et le cerner politiquement par le biais d’un compromis qui amènerait un «second Michel Sleiman».
Walid Joumblatt fut le premier à parler de satisfaire Aoun et à lui accorder sa juste demande concernant l’avancement du général Chamel Roukoz. Il a également conseillé au Courant du futur de s’entendre avec Aoun, espérant ainsi calmer le jeu à travers la question de l’armée pour parvenir à un président consensuel et obtenir son retrait de la bataille présidentielle après l’élimination du défi et de la provocation. Quant au président Nabih Berry, sa position n’est pas aussi claire que celle de Joumblatt car il a un compte à régler avec Michel Aoun. Cependant, il préserve la position et les intérêts du Hezbollah qui compte sur lui pour intervenir auprès du Futur et du commandant de l’armée.
L’équation peut se résumer comme suit: en contrepartie de son accord sur la promotion de Roukoz, le Futur veut que le général Michel Aoun renonce à la présidence de la République, car l’avancement serait une sorte de promesse faite au général Roukoz de le faire parvenir à la tête de l’armée à l’avenir. Les adversaires du Courant du futur, ainsi que Joumblatt et Berry considèrent que le prix politique de la promotion de Roukoz n’est pas la présidence de la République (le président consensuel), mais le fonctionnement du gouvernement et du Parlement. Quant au prix du renoncement du général Aoun à la présidence, il ne serait pas moins que la nomination du général Chamel Roukoz commandant en chef de l’armée…
Joëlle Seif
Faucons et colombes
Le temps passe et l’affaire du général Chamel Roukoz est entrée dans une course contre la montre. La situation ne tolère plus que les cartes restent cachées. Il est temps pour le Futur de dévoiler sa dernière carte à l’ombre d’informations faisant état de l’existence de deux courants: le premier rigide et strict mené par Fouad Siniora et Achraf Rifi et le second plus souple, mené par Nouhad Machnouk, Nader Hariri et Samir Jisr, c’est-à-dire la délégation du dialogue avec le Hezbollah à Aïn el-Tiné.