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Paul Khalifeh

L’ours sort ses griffes… et sa plume


Avec les frappes aériennes russes en Syrie, les premières effectuées en dehors du territoire de la Russie, depuis la guerre d’Afghanistan dans les années 80 du siècle dernier, le Moyen-Orient est entré dans une nouvelle phase. Personne n’est en mesure de prévoir l’évolution des événements. Les pronostics varient entre l’optimisme béat, prévoyant un deal global entre les grandes puissances dans les mois à venir, et le pessimisme catastrophiste, évoquant le début, à bas bruit, de la Troisième Guerre mondiale*. Le ciel syrien est sillonné, aujourd’hui, par des centaines d’avions de combat, appartenant à des puissances aux intérêts divergents. Un fâcheux incident peut, à n’importe quel moment, mettre le feu aux poudres et dégénérer en conflit généralisé.
C’est pour éviter un tel scénario alarmiste que les présidents Barack Obama et Vladimir Poutine se sont entendus, à New York, sur la mise en place d’un mécanisme de coordination entre les généraux des deux pays. Mais Moscou n’a pas attendu qu’une telle structure prenne forme. Comme en Crimée, à l’hiver 2014, ou lors du renforcement de sa présence militaire en Syrie, en septembre dernier, il a mis tout le monde devant le fait accompli, en lançant une première vague de raids. Selon les informations de presse, c’est un général russe, siégeant au centre de coordination établi entre la Russie, l’Irak, la Syrie et l’Iran, basé à Bagdad, qui serait entré en contact avec l’ambassade des Etats-Unis dans cette capitale pour aviser oralement les Américains de l’imminence des raids aériens. En moins d’une heure, les avions de la coalition internationale, conduite par les Etats-Unis, avaient quitté le ciel syrien.
Cette attitude est un message clair, adressé aux Etats-Unis, que la Russie entend agir seule et comme bon lui semble, sans se conformer à un quelconque agenda américain en Syrie au niveau du timing des raids, du nombre d’appareils engagés, des couloirs aériens empruntés ou du choix des cibles. Les cibles choisies sont d’ailleurs assez significatives: des positions appartenant à l’Etat islamique, au Front al-Nosra, à Ahrar el-Cham et à l’Armée de la conquête. Un autre message montrant que la Russie ne se conforme pas à la classification occidentale des groupes armés opérant en Syrie, et qu’elle possède sa propre liste des «organisations terroristes», dans laquelle se côtoient aussi bien Daech, al-Qaïda et les groupes salafistes radicaux roulant pour le compte de l’Arabie saoudite et de la Turquie. Cela signifie que Moscou ne se soucie pas de l’allégeance régionale des groupes qu’il prend pour cible.
Enfin, le dernier message a été personnellement adressé par Vladimir Poutine au président syrien Bachar el-Assad, afin de le pousser à présenter des concessions à une certaine opposition qualifiée de «saine». «Le règlement définitif et durable du conflit en Syrie n’est possible que sur la base d’une réforme politique et d’un dialogue avec les forces saines du pays. Je sais que le président Assad le comprend et est prêt à un tel processus», a déclaré le maître du Kremlin.
Les réactions américaines aux premiers raids russes étaient confuses. Entre la Maison-Blanche, le Pentagone et le Département d’Etat, trois sons de cloche différents: les bombardements s’inscrivent dans le cadre des arrangements conclus entre Obama et Poutine; les avions russes n’ont pas visé des cibles de l’EI; Moscou n’a pas attendu la coordination militaire bilatérale.
Le souci premier des Américains n’est pas d’éjecter la Russie du théâtre d’opération syrien, ce qu’ils n’ont pas les moyens de faire, mais d’accepter de le partager et de trouver un terrain d’entente. Les chefs de la diplomatie des deux pays ont annoncé mercredi, à l’issue d’une réunion à New York, qu’ils se sont mis d’accord pour organiser au plus vite une rencontre entre leurs militaires afin «d’éviter tout incident» entre leurs aviations. «Nous sommes tombés d’accord sur le fait que les militaires devraient se mettre en contact très bientôt», a déclaré Sergueï Lavrov. «Peut-être même demain», a renchéri John Kerry.
Dans ce jeu des grands, extrêmement dangereux, le Liban aimerait se faire oublier. Mais avec le Hezbollah, devenu une composante de l’équation syrienne, le risque qu’il soit entraîné dans la tourmente existe.
   
*Scénario catastrophe: la Troisième Guerre mondiale a peut-être commencé aujourd’hui Par Vincent Jauvert, l’Obs du 30 septembre 2015.

Paul Khalifeh

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