Il y a cinq ans environ, Françoise Prêtre a créé La souris qui raconte, une maison d’édition exclusivement numérique. Un combat qu’elle continue de mener… Entretien.
Pourquoi avez-vous créé La souris qui raconte?
Le point de départ était de proposer aux parents une alternative culturelle aux jeux sur Internet, d’apporter quelque chose qui n’existait pas dans le paysage, de proposer une autre forme de lecture par des livres différents qui ne ressemblent pas aux livres papier, car ils sont lus, animés, interactifs.
Le livre papier versus le numérique, vous vous situez donc au cœur de ce combat?
Oui, un vrai combat. Je crois que le livre numérique fait partie de l’avenir. Il y a plusieurs façons de véhiculer le livre en général, et celle-là est l’une des façons de transmettre la littérature de jeunesse en apportant une autre manière de raconter des histoires aux enfants. Le livre numérique est un genre supplémentaire.
En France, on est très conservateur, presque rétrograde. On ne va pas forcément vers la progression, car cela chamboule beaucoup de choses, ça pousse à revoir des modèles bien établis, et le modèle du livre existe depuis des millénaires. Il y a donc une crainte, une appréhension face à quelque chose qu’on ne connaît pas. Moi, ce qui m’étonne, ce qui m’ennuie c’est le manque de curiosité.
D’autant plus que, souvent, on tire la sonnette d’alarme d’un ton alarmiste…
C’est une hérésie absurde. Les deux peuvent parfaitement cohabiter, et c’est comme cela que ça va se passer; il va y avoir un nouvel équilibre des marchés entre le papier et le numérique. Ce qui ne veut pas dire la fin du papier; la télévision n’a pas supplanté la radio, l’aspirateur n’a pas éliminé le balai. C’est un débat absurde, mais nocif pour la progression du marché. Je ne pense pas qu’on régresse, mais on stagne. C’est surtout de la méconnaissance et un manque de curiosité.
Le numérique est là, il existe, il a fait des ravages dans l’industrie de la musique. Les gros éditeurs ne vont pas forcément dans cette voie par peur de perdre. Mais de toute façon on y va, soit on accompagne cette progression, soit on la bloque. Dans ce dernier cas, ça risque d’être catastrophique. Parce qu’aujourd’hui, ce sont nos jeunes qui sont sur les téléphones portables, les tablettes, les ordinateurs… et s’il y a un blocage, les générations montantes vont se retrouver confrontées à une institution extrêmement formatée, mais avec des modèles qui ne lui correspondent plus.
Je propose une ouverture à travers le numérique, et avec mes petits moyens. Voilà, je continue mon combat. Oui je galère, mais c’est une expérience formidable, une reconnaissance formidable, surtout que j’ai un modèle qui s’adresse aux bibliothèques, avant de toucher le grand public, qui deviennent ainsi des intermédiaires. J’ai leur caution et cela valorise la qualité de mes contenus au même titre qu’un éditeur papier, parce qu’il s’agit de textes d’auteurs, d’un vrai travail éditorial.
Donc, c’est juste la transmission qui diffère…
Oui, elle se fait via Internet, via les tablettes… Elle ne passe pas par l’objet, mais la qualité du texte est pareille, c’est juste l’objet de lecture qui est différent. Le livre a ce problème qu’il est contenant et contenu; nous sommes obligés de dire livre numérique, car le livre tout seul c’est forcément papier. Il y a tout un travail à faire, une évangélisation de ce qu’est le livre numérique, de ce qu’il peut apporter aux enfants qui n’aiment pas lire; ils vont alors écouter la voix du conteur qui va leur lire, ils vont prendre le temps de revenir dans le livre, ils vont être sur des supports qui sont, pour eux, plus addictifs que le papier. On leur propose une lecture autre via les écrans dont ils sont adeptes, et on les séduit déjà par ce support. Il n’y a pas le frein de l’objet. Après, il y a tout un travail pour faire comprendre aux parents qu’il y a un autre moyen de raconter des histoires que par le livre objet.
Pensez-vous qu’au Liban, il y a une réception du livre numérique?
Il faut en parler en tout cas, et pas comme quelque chose de nuisible. Il faut prendre le temps, comme on ouvre un livre, de le faire avec un livre numérique.
D’ailleurs en France, les adultes bloquent sur l’utilisation de mes livres, alors que les enfants, d’un coup, savent le faire, savent où il faut cliquer… On a deux lectures radicalement différentes.
Propos recueillis par Nayla Rached