Magazine Le Mensuel

Nº 3031 du vendredi 11 décembre 2015

à la Une

Candidature Frangié. Le silence assourdissant des alliés

Il y a quelques jours encore, l’élection de Sleiman Frangié paraissait imminente et beaucoup y ont cru. Si cette page n’est pas véritablement tournée aujourd’hui et les chances du leader du Nord d’accéder à la présidence restent fortes, il n’en demeure pas moins que le silence assourdissant de ses alliés brouille les cartes. Michel Aoun et le Hezbollah veulent renvoyer la balle de nouveau dans le camp de Saad Hariri, et souhaitent qu’il officialise la candidature du leader des Marada avant qu’ils ne prennent position.

C’est l’histoire d’une candidature qui a pris tout le monde de court. Si Sleiman Frangié a mis le président syrien Bachar el-Assad au courant, qui lui a conseillé d’en revenir au Hezbollah, le général Michel Aoun, quant à lui, avait été tenu à l’écart de cette initiative. C’est peut-être là le premier faux pas commis par Frangié. Mais on pourrait avancer pour sa défense que lorsque Aoun avait rencontré Saad Hariri à Paris, début 2014, le leader du CPL, non plus, n’avait pas mis son allié au courant de sa démarche.
Appuyée sur le plan régional et international, bénie par le Vatican et Bkerké, applaudie par ses principaux artisans Walid Joumblatt et Nabih Berry et farouchement défendue par son auteur Saad Hariri, la candidature de Sleiman Frangié semble se heurter, surtout, aux réserves des principales composantes chrétiennes que représentent le général Michel Aoun et le docteur Samir Geagea, ainsi qu’à la prudence du Hezbollah. Même si au sein du 14 mars la candidature de Frangié est loin de faire l’unanimité, les regards se sont tournés vers le général Michel Aoun et le Hezbollah. Pour les milieux proches du 8 mars, visiblement pris de court, le mot d’ordre est l’attente. Pourquoi discuter d’une candidature qui n’a pas encore été annoncée officiellement et dont il n’est question que dans la presse?
 

Frangié ne s’est pas engagé
Il est évident que cette candidature représente une grande concession de la part du leader du Courant du futur. Saad Hariri fait lui-même campagne pour l’élection d’un président qui, non seulement est un pilier essentiel du 8 mars, mais qui est également un ami personnel de Bachar el-Assad. Au-delà d’une simplification de l’équation «Frangié président – Hariri Premier ministre», ou celle d’«un président du 8 mars en échange d’un Premier ministre du 14 mars», le véritable enjeu de ce compromis global serait la loi électorale, encore plus importante que la magistrature suprême.
Certaines rumeurs prétendent que Sleiman Frangié se serait engagé à rejeter la proportionnelle et à conserver la loi de 1960 amendée. Information fortement démentie par le leader du Nord, qui dit n’avoir donné aucun engagement à ce sujet jusqu’à présent. Les milieux proches de Sleiman Frangié rapportent son impression concernant l’attitude de ses alliés: ceux-ci se comportent comme celui qui gagne le gros lot, refuse de le recevoir et demande un nouveau tirage. Ces sources estiment que si les alliés considèrent que la candidature de Frangié est un piège, la réponse ne devrait pas être le torpillage de cette occasion. Au contraire, il faudrait la saisir et protéger Sleiman Frangié en l’appuyant. Ces sources confirment que Frangié n’a donné aucune assurance à Hariri concernant la loi électorale, malgré sa préférence pour la loi de 1960, qu’il a personnellement dépoussiérée en 2004 lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Il aurait affirmé que la loi électorale devrait être acceptée de tous. Saad Hariri aurait clairement demandé à Frangié que, quelle que soit la loi électorale, en échange de six ans de présidence, il serait le Premier ministre de tout le mandat Frangié, avec la garantie que le Hezbollah ne ferait pas tomber son gouvernement. Ces sources affirment que Frangié ne s’est pas engagé et n’a donné aucune garantie. La rencontre s’est achevée sur un accord dont chacun essaiera de convaincre ses alliés.
Après sa rencontre avec le patriarche maronite Béchara Raï, Sleiman Frangié a déclaré que, s’il est élu président de la République, il œuvrera toujours en vue d’une loi électorale qui préserverait l’équilibre national. Cette rencontre avait eu lieu à Bkerké juste après le retour du prélat de voyage. Cela montre la précipitation avec laquelle Frangié tente de réunir ses cartes et de consolider ses chances pour être élu président. Il s’adresse aujourd’hui à ses alliés plus qu’à ses adversaires, tentant de les rassurer. Il cherche à dissiper l’impression qu’il a été trop loin dans sa rencontre avec Hariri et qu’il a déjà conclu un accord et souscrit à des engagements, surtout en ce qui concerne la loi électorale.

 

Ce que veut le Hezbollah
L’image de la présidentielle peut se résumer comme suit: le leader zghortiote apparaît comme le candidat de Hariri et Joumblatt et les réserves et conditions concernant sa candidature émanent de ses alliés, en particulier du général Aoun et du Hezbollah. Le parti de Hassan Nasrallah se comporte comme s’il n’était pas concerné par le fait de présenter des concessions à Saad Hariri en contrepartie de l’élection de Frangié. Bien au contraire, ce serait à Hariri d’offrir des concessions s’il veut que son initiative, dont le but est de le ramener à la présidence du Conseil, réussisse. C’est de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle d’un compromis global, qui comporte un seul panier composé de la présidence de la République, du gouvernement et d’une loi électorale. Le Hezbollah réclame, solidairement et conjointement, à Saad Hariri et à Sleiman Frangié de satisfaire les exigences de Michel Aoun. Le parti n’est pas prêt à payer le prix de l’élection de son allié Sleiman Frangié et à présenter des concessions. De fait, il estime que c’est Saad Hariri qui est concerné et qui devrait payer le prix du lâchage de Michel Aoun par le Hezbollah et le retrait de la candidature du leader du CPL. Sans ce lâchage, l’initiative de Hariri et le compromis n’ont aucune chance d’aboutir et il sera impossible d’élire Frangié. Le Hezbollah est toujours fidèle au principe selon lequel le général Aoun est le passage obligatoire vers la présidentielle. Pour lui, la route de Baabda passe par Rabié. Il ne mettra pas en danger sa relation et son alliance avec Aoun et prendra encore moins le risque de mettre en péril la situation chrétienne créée par Aoun, qui représente une première percée chrétienne stratégique dans sa direction et en sa faveur. C’est pour cette raison que le Hezbollah sera un véritable soutien du général Michel Aoun dans ses négociations présidentielles bilatérales avec Hariri et Frangié. L’équation est très claire: le Hezbollah ne renonce pas à Aoun tant que celui-ci est candidat. Et Aoun ne se retirera pas au profit de Frangié tant qu’il n’a pas obtenu des garanties et l’engagement de satisfaire ses demandes. Encore une fois, les regards se dirigent vers Aoun et vers la rencontre entre lui et Sleiman Frangié.

 

Etapes brûlées
Ceux qui ne croient pas à l’élection de Frangié voient que le tandem Hariri- Frangié a brûlé les étapes. Hariri a ainsi placé les chrétiens du 14 mars et la majorité du Courant du futur dans la case de ses opposants. Pour les chrétiens du 14 mars, son initiative est encore plus grave que son voyage en Syrie, en décembre 2009, et marque la fin d’une relation qui dure depuis 2005. Quant à Frangié, il a brûlé les étapes à son tour, en sous-estimant l’opposition de Aoun et la prudence du Hezbollah. Hariri, lui, essaie de gagner du temps et de réduire les étapes. Il oublie, toutefois, qu’il existe deux leaders pour les chrétiens, qui sont le général Michel Aoun et le Dr Samir Geagea. Tous deux n’accepteront pas d’être écartés dans une affaire qui concerne le sort des chrétiens et le président issu de cette communauté. Dans cette initiative, Hariri met en danger sa situation déjà précaire. Il ne suffit pas, en effet, qu’il dise oui à Frangié. Encore faut-il que Aoun et Geagea bénissent et que le Hezbollah donne son accord. Ceci n’a pas encore eu lieu. Le Hezbollah ne voit pas d’un très bon œil l’initiative de Hariri et de l’Arabie saoudite, tout comme il est prudent à l’égard de la prestation de Frangié. Il préfère attendre les développements au Yémen, l’évolution de la relation entre la Russie et la Turquie et les résultats des offensives en cours en Syrie. Tout indique que le parti de Hassan Nasrallah n’est pas pressé de dire son mot. Ces milieux se demandent si le Hezbollah veut réellement une élection présidentielle. Qui dit qu’il veut donner à l’Arabie une emprise au Liban selon le timing du royaume, alors que celui-ci enregistre des pertes en Syrie et piétine au Yémen? Qui a dit que le Hezbollah veut le retour de Hariri au Grand sérail? Pourquoi lui offrirait-il cette opportunité? Beaucoup de questions auxquelles les prochains jours apporteront, peut-être, des réponses…

 

Joëlle Seif

 Le véritable coup de maître de Saad Hariri
Que Sleiman Frangié soit élu président ou pas, le véritable vainqueur dans toute cette histoire est Saad Hariri. Si Frangié est élu, Hariri aurait eu le mérite d’avoir fait une concession à ses adversaires en faisant élire un président de leurs rangs. Avec cette élection, il renouvelle le système politique dont Frangié a toujours fait partie. Au cas où il ne serait pas élu, Hariri aurait réussi à semer la zizanie au sein du 8 mars et provoquer, pour le moins qu’on puisse dire, un malaise entre les alliés. Hariri aurait réussi à envenimer la relation entre Aoun et Frangié et à brouiller encore plus Nabih Berry et le Hezbollah. D’ailleurs, l’initiative de Hariri bénéficie d’une couverture locale, régionale et internationale, tout comme elle est bénie par Bkerké et le Vatican. En contrepartie de l’élection de Frangié à la présidence, Hariri voudrait garantir son retour au Liban à la tête du gouvernement.

 

Entre Aoun et le Hezbollah une alliance indéfectible
C’est à l’initiative du Hezbollah que la balle de la présidentielle est retombée dans le camp de Saad Hariri. Selon le parti, avant de se prononcer sur une éventuelle candidature de Sleiman Frangié, il faut bien d’abord que celle-ci soit officialisée. Or, à ce jour, aucune déclaration officielle n’a été faite et concernant la parole de Hariri, aussi bien le courant aouniste que le Hezbollah, savent à quoi s’en tenir. L’ancien Premier ministre n’en serait pas à sa première rétractation et à sa première promesse non tenue. S’il est vrai que pour le Hezbollah l’élection de Sleiman Frangié à la présidence serait une grande victoire, voire un rêve, celui-ci ne serait pas prêt pour autant à déplaire au général Michel Aoun. Dans son optique, Frangié qui a toujours été son allié ne peut rien lui apporter de plus. En revanche, c’est au général Aoun que le Hezbollah doit sa couverture nationale et son acceptation par une large majorité de chrétiens, qui serait prête à lui tourner le dos si Aoun se prononce dans ce sens. Au-delà de ces considérations et de son attachement à Aoun, le Hezbollah aurait également ses propres calculs: il voudrait un changement véritable du régime politique qui commencerait par la loi électorale sur la base de la proportionnelle. L’arrivée de Frangié au pouvoir, quoique représentant une réelle victoire pour le Hezb, est en même temps insuffisante si elle ne s’accompagne pas d’outils pour pouvoir gouverner. La proportionnelle est une des plus importantes conditions posées par le Hezbollah. Quoi qu’il en soit, le Hezbollah lie sa position à celle de Aoun. Si celui-ci n’acceptera pas de voter pour Frangié, le Hezb adoptera la même position. 

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