Le député Walid Joumblatt multiplie, ces derniers temps, les insinuations et les allégories. Ses tweets et ses déclarations sont truffés de métaphores et de paraboles, parfois claires, d’autrefois ambiguës. Lorsque le bey de Moukhtara utilise ce langage codé, c’est qu’il vit une profonde angoisse. On se souvient tous de ses moments de désespoir, en 2004, quand il avait dit préférer la condition d’«éboueur à New York» plutôt que la vie dans un Liban sous tutelle syrienne. Aujourd’hui, Walid Joumblatt annonce le retour de cette tutelle, renforcée par une «hégémonie» iranienne et protégée par «l’ours russe». Une ère nouvelle, qui sera couronnée, selon ses prédictions, par l’arrivée d’un nouveau président «sur un tapis persan». Le député du Chouf va plus loin. Il affirme que le Liban sera une province de la «Syrie utile», que Russes et Iraniens s’emploient à édifier sur les ruines de la Syrie d’hier. Les Etats-Unis et l’émissaire onusien en Syrie, Staffan de Mistura, sont, d’après lui, les complices de ce plan machiavélique, dont la principale victime est le peuple syrien.
On pourra toujours reprocher à M. Joumblatt sa vision monoculaire des événements. Selon lui, le bien-être du peuple syrien passe par la défaite du régime face aux rebelles. Il oublie ou occulte le fait qu’une écrasante majorité de ces rebelles est composée d’islamistes extrémistes, allant d’al-Qaïda (le Front al-Nosra) à Jaïch al-Islam, en passant par Ahrar al-Cham, Haraket al-Mouthanna, Jaïch al-Rahman, Ansareddine, etc… Il est difficile de croire que ces fous de Dieu, dont le projet consiste à appliquer une version rétrograde de la charia, constituent pour le peuple syrien un espoir d’un lendemain meilleur. M. Joumblatt – et avec lui de nombreux hommes politiques – se pose-t-il la question de savoir quel serait le sort du Liban si la Syrie tombait sous le contrôle total de ces groupes, qui se réclament du salafisme-jihadisme? Ou bien alors navigue-t-il à vue d’œil, dans le sens où, pour lui, la priorité doit être de renverser le régime syrien, à n’importe quel prix, pour ensuite réfléchir à l’étape suivante? Si tel était le cas, il s’agirait d’une attitude extrêmement irresponsable, surtout que les faits ont prouvé que les extrémistes sont les premiers à remplir le vide laissé par la disparition du pouvoir central. C’est ce qui s’est passé en Libye, au Yémen, en Irak, en Somalie et ailleurs, et il n’y a aucune raison pour que la Syrie soit une exception à la règle.
Les Américains et les Européens l’ont compris après beaucoup de réticences, d’hésitations et, surtout, de retard. C’est pour cela qu’ils soutiennent désormais le principe d’une solution politique en Syrie, qui préserverait les institutions de l’Etat et l’armée. Mais dans le même temps, ils ne veulent pas concéder une victoire totale à l’axe Russie-Iran, ce qui explique les difficultés rencontrées lors des négociations de Genève III, qui ont été reportées au 25 février. Cela n’en fait pas pour autant des «complices» de l’axe russo-iranien. Devant l’ampleur du désastre syrien (18 millions de déplacés et de réfugiés; des millions de migrants qui déferlent sur l’Europe, infiltrés, sans doute, par des milliers de terroristes; des risques de déstabilisation de tous les pays de la région), les Américains et les Européens n’avaient tout simplement plus le choix que de faire marche arrière. Il est tout à fait normal, dans ces circonstances, que ceux qui ont tenu bon empochent des dividendes politiques. En bon connaisseur des réalités sous-tendues par les rapports de force, M. Joumblatt le comprend très bien. C’est ce qui lui fait dire que le Liban s’apprête à passer sous la tutelle de la Russie et de l’Iran.
M. Joumblatt a attendu, longtemps, sur les rives du fleuve, mais les eaux n’ont pas charrié le cadavre de Bachar el-Assad. Son nouveau plan: prier pour que les réformateurs gagnent les prochaines élections en Iran. Et Vladimir Poutine, qu’en fera-t-il?
Paul Khalifeh