Entre Nabih Berry et Michel Aoun, rien ne va plus. Même le Hezbollah, qui joue généralement le médiateur entre les deux hommes, a renoncé à les rapprocher, préférant s’en remettre à Dieu. Les vexations et les accusations entre les deux camps sont devenues monnaie courante. Au point que l’on parle de plus en plus de renversement dans les alliances traditionnelles…
Il a fallu la chaîne de télévision NBN, qui appartient au président de la Chambre Nabih Berry, pour que les Libanais (ou du moins ceux qui regardent cette chaîne) se souviennent de l’existence de l’ancien vice-Premier ministre et adjoint du général Michel Aoun, Issam Abou Jamra, qui a été l’invité du talk-show de la matinée. Abou Jamra n’est pas ce tribun qui fait faire à la télévision des pics d’audience, ni cet analyste détenant des informations percutantes. Non, le seul objectif de l’inviter au talk-show, c’est simplement de le laisser critiquer son ancien allié et partenaire Aoun. D’autres invités de la chaîne ont été choisis suivant le même principe, celle-ci ne cachant plus sa décision de mener une guerre ouverte contre le chef du Bloc du Changement et de la Réforme et, surtout, contre le ministre des Affaires étrangères et actuel président du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil. De son côté, le CPL et sa chaîne, la OTV, ne sont pas non plus tendres avec Berry, notamment avec l’actuel ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, qui est son bras droit politique. Ce dernier prend un malin plaisir à bloquer le financement de tous les projets initiés par Bassil ou l’intéressant, même si les citoyens libanais en font les frais. C’est ainsi que l’Etat libanais est contraint de verser des sommes énormes à des sociétés étrangères pour des contrats non respectés en raison de la rivalité entre Bassil et Khalil. C’est le cas, plus particulièrement, avec une société grecque qui devait construire une centrale électrique à Deir Amar. Le contrat avait été signé du temps où Bassil était ministre de l’Energie, mais les fonds n’ont pas été débloqués et ils continuent à ne pas l’être. Au point que la société grecque a eu recours au Conseil d’Etat qui lui a donné raison. En vain. Finalement, la société grecque a exigé un arbitrage international qui a contraint l’Etat libanais à lui verser des indemnités d’un montant assez élevé.
Guerre d’usure
Ce n’est là que l’un des multiples exemples des retombées négatives sur le Liban et sur les Libanais de la guerre d’usure que se livrent les partisans de Berry et ceux de Aoun. Les aounistes ne se privent pas de critiquer le président de la Chambre et ses partisans, les considérant partenaires privilégiés du chef du Parti socialiste progressiste (PSP), Walid Joumblatt, et du président du Bloc du Futur, Fouad Siniora, dans la destruction systématique des institutions publiques. Ils sont d’autant plus féroces qu’ils sentent de plus en plus comme une sorte de coalition contre eux et contre le moindre de leurs projets. Ils ne cherchent plus à préserver même un semblant d’alliance avec le mouvement Amal et son chef, même si cela met en difficulté leur allié principal, le Hezbollah. Au point que les partisans des deux camps affirment que les liens sont désormais coupés et que les ponts entre eux peuvent être difficilement rétablis.
L’évolution négative de la relation entre Michel Aoun et Nabih Berry montre qu’il y a bien plus entre eux qu’un simple manque d’atomes crochus. C’est vrai qu’au départ, rien ne rassemble le militaire un peu rigide et carré qu’est Michel Aoun et l’ancien chef de milice et homme de compromis par excellence qu’est Nabih Berry. Mais ce handicap de départ aurait pu être surmonté avec de la bonne volonté s’il n’y avait pas aussi les proches des deux hommes qui ne font qu’approfondir le fossé, ainsi que des intérêts contradictoires. L’homme le plus proche du général Aoun, Gebran Bassil, et le principal conseiller de Nabih Berry, Ali Hassan Khalil, n’éprouvent aucune sympathie l’un pour l’autre. Tous les projets de l’un sont mal perçus par l’autre et vice versa. La solution aurait pu être dans le fait de confier la gestion de la relation entre le président de la Chambre et le chef du Bloc du Changement et de la Réforme à d’autres personnes plus susceptibles de s’entendre. Mais cela n’aurait qu’atténué le conflit sans l’éliminer. La réalité est que Aoun et Berry considèrent qu’ils sont dans des projets totalement opposés. Le bouillant général ne cache pas le fait qu’il est étranger au système en place au Liban depuis plusieurs décennies et il déclare, haut et clair, que l’un de ses principaux objectifs est d’ébranler ce système à défaut de pouvoir le détruire. En tant qu’officier de l’armée qui, au hasard des missions militaires qui lui étaient confiées, Aoun n’a pas le réflexe confessionnel. Mais depuis l’exode forcé subi par les chrétiens d’Orient, en Irak et en Syrie, il a commencé à parler des droits des chrétiens. Dans son optique, il s’agit de redonner à ces derniers leurs droits en tant que partenaires réels à égalité avec les autres composantes confessionnelles du pays. Aoun estime, en outre, que le principal fléau qui frappe actuellement le Liban et ses institutions, c’est la corruption qui a atteint des degrés inacceptables et qui, en réalité, se nourrit du système confessionnel.
La conception de Berry est totalement différente. Tout en prônant l’abolition du confessionnalisme politique prévue dans l’accord de Taëf, le chef du mouvement Amal est issu du système confessionnel et il a réussi à se tailler une place importante dans le paysage politique libanais grâce à lui. Il est devenu, au fil des années et grâce à sa propre intelligence et à sa capacité à concevoir des compromis improbables, tout en se posant en interlocuteur incontournable, un des piliers du système qui tient les commandes du Liban depuis des années. Il était le fils préféré du tuteur syrien et il a participé à l’élaboration de l’accord tripartite en 1985, aux côtés des deux autres grandes milices de l’époque, les Forces libanaises dirigées par Elie Hobeika et le PSP de Walid Joumblatt. Berry est ensuite devenu un des trois piliers de la «Troïka» qui a pris les commandes du pays après l’adoption de l’accord de Taëf, avec le président Elias Hraoui et le Premier ministre Rafic Hariri et, plus discrètement, Walid Joumblatt. Il a continué à se poser en interlocuteur incontournable après le départ des troupes syriennes en 2005, en profitant des problèmes de communication du Hezbollah et de ses relations conflictuelles avec les Etats-Unis. Classé organisation terroriste en raison de sa lutte contre Israël, le Hezbollah ne peut pas établir des relations normales avec les parties internationales et, en même temps, il ne veut pas s’enliser dans les sables mouvants internes. C’est pourquoi, il préfère laisser la place libre au président de la Chambre, Nabih Berry, qui est devenu le passage obligé des représentants de la communauté internationale pour faire passer des messages au Hezbollah. Il s’est aussi imposé sur la scène interne comme le visage politique du Hezbollah, au point d’être devenu indispensable à ce parti, pourtant l’allié du général Aoun. C’est pourquoi, tout en voulant ménager le général Aoun, le Hezbollah ne peut pas lâcher le président de la Chambre. Et la situation est devenue tellement compliquée qu’il ne peut même plus rétablir les ponts entre ses deux alliés. En tout cas pour l’instant. Toutefois, à Amal et au CPL, nombreux sont ceux qui croient que le moment venu, le Hezbollah fera le nécessaire…
Chamel Roukoz ou le fil ténu entre Aoun et Berry
En dépit du conflit aigu entre lui et Michel Aoun, que plus personne ne parvient à cacher, Nabih Berry tient à montrer qu’il entretient d’excellentes relations avec le général Chamel Roukoz. Ce dernier a été reçu à Aïn el-Tiné, tout comme sa présence a été remarquée au dîner donné par l’association présidée par l’épouse de Abdallah Nabih Berry en hommage au général Abbas Ibrahim. Pour l’instant, il ne s’agit que d’un fil ténu pour que les ponts entre Aoun et Berry ne soient pas totalement coupés. Mais la relation entre Berry et Roukoz est appelée à se développer et pourrait constituer une issue à l’impasse actuelle dans laquelle se trouvent le président de la Chambre et le chef du Bloc du Changement et de la Réforme.
Joëlle Seif