Performance inaugurale de la 12e édition de Bipod, Beytna, créée par Omar Rajeh/Maqamat en collaboration avec trois autres chorégraphes et le trio Joubran, a été présentée au théâtre al-Madina, durant trois soirées consécutives, les 13, 14 et 15 avril.
Ils sont du Liban, de Palestine, de Belgique, du Togo et du Japon. Ils sont chorégraphes/danseurs et musiciens. Omar Rajeh, Koen Augustijnen, Anani Sanouvi et Hiroaki Umeda, les trois frères oudistes du trio Joubran, Samir, Wissam et Adnan, et leur percussionniste Youssef Hbeisch. Sous la supervision de la mère de Omar Rajeh, ils s’attellent à la préparation d’un plat de fattouche. Au fond de la salle, un compteur s’affiche égrenant les secondes. Durant les premières minutes du spectacle, ils découpent tomates, concombres, laitues, oignons… Ils discutent comme dans un repas dominical où Omar Rajeh accueillerait dans la maison familiale ses amis venus de l’étranger. Un moment censé être creusé dans la spontanéité, mais où le silence est pesant, artificiel. Et voilà que, tour à tour, les musiciens accordent leurs notes et les danseurs interrompent la préparation du plat pour esquisser quelques pas de danse.
Beytna est peut-être une performance créée à destination d’un public occidental où elle est applaudie, exotisme oblige. Mais au Liban, face à un public libanais, exit la manipulation du côté touristique, la réception est différente. Inévitablement différente. Surtout que, dans ses propos mêmes, Omar Rajeh, devant le micro, présente le pays duquel il vient, un pays, dit-il, qui ressemble à ce plat de fattouche, mais qui a un goût amer. Et d’inviter le public à monter sur scène pour «manger une partie de son pays».
Rester à la porte
Quand le public est ignoré par une performance censée l’atteindre, le toucher, le pousser à réfléchir, censée tonner comme une invitation à entrer dans la maison de l’autre, il reste à la porte, coincé dans l’apparence d’une bombance, du convenu, d’une institution qui, dit-on, est l’ultime représentante de la danse contemporaine au Liban. Contrairement à ce que son titre même indique, Beytna met le spectateur dans une situation de malaise; il est éjecté de cette «maison», de cet intérieur, de ce «chez l’autre» voulu comme un «chez-soi», un «chez-nous». Il reste au seuil, incapable de franchir la porte, toujours dans une position d’attente qui ne sera pas comblée. Parce qu’entre le moment où les amis commencent la préparation du plat de fattouche et celui où ils invitent le public à y goûter, il ne se passe rien.
Si ce n’est ce danger qui s’installe sur la scène: celui de la banalisation d’une culture réduite à un plat de fattouche, un verre d’arak, un pas de dabké, une indépendance amère, et des dates clés – 1943, 1975 s’affichant sur l’écran-compteur – qui tonnent comme un métronome scandant les notes du oud du trio Joubran. Un soin précis et méticuleux a, certes, été investi techniquement, pour une chorégraphie à la seconde près, pour mettre en scène cette table de banquet pivotant en longueur et en largeur. Mais l’ensemble reste froid, impersonnel, dépourvu de toute sensation, n’étaient-ce les mouvements corporels tout en verticalité de Hiroaki Umeda et la danse épousant l’appel de la terre d’Anani Sanouvi. Le métissage voulu comme une finalité débouche sur une solitude saccadée. Et ne résonne que l’apparence d’un spectacle bariolé de couleurs, de saveurs et d’effluves. Un spectacle de plus dans un pays, dans une société, qui ploient sous les clichés qui leur collent, de manière irrémédiable, dans un espace de plus en plus confiné, cyclique, infernalement cyclique.
Danse contemporaine, c’est l’apparence du mot qui tisse la performance de bout en bout, jusqu’à l’exploitation des idées, jusqu’à l’usure des idées. Et la société de spectacle qui s’auto-congratule puisque les spectateurs sont conviés à être des acteurs de ce festin. Et cette question qui revient comme un leitmotiv: si l’art nous apporte ce qu’on est capable, tout lambda qu’on est, de saisir, de comprendre, de sentir, tout seul, sans aucune valeur esthétique ajoutée, quel est encore son rôle, la place de l’artiste… A l’ère de la saturation des expressions artistiques de tout bord, il est peut-être temps de sacraliser à nouveau l’art… ou de nommer les choses autrement…
Nayla Rached