Magazine Le Mensuel

Nº 3055 du vendredi 27 mai 2016

Editorial

Abrégé d’ignorance

 «Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens»

Jean de La Fontaine, le Loup et l’agneau

Quelques événements porteurs d’espoir ont réussi à transpercer la chape lourde et épaisse qui écrase les Libanais depuis des années. Les élections municipales en font partie. Elles ont permis de meubler l’espace et le temps avec autre chose que les polémiques ennuyeuses et récurrentes qui avaient transformé la vie politique nationale en désert des Tartares. Malgré les verrous et les soupapes de sécurité, installés par la classe politique pour empêcher un véritable changement, ces élections ont quand même laissé entrevoir une voie nouvelle, différente de celles imposées par les gardiens du système. Des militants ont tenté de défricher cette voie, avec des résultats encourageants, notamment à Beyrouth. Une liste, composée de cadres professionnels, d’artistes, de chanteurs, de simples citoyens, a obtenu un score honorable malgré des moyens modestes, comparés à ceux dont disposait la liste des partis, et en un temps limité. Avec un peu plus de moyens, de préparation et une plus grande mobilisation, le changement était à portée de main. A défaut d’avoir changé les choses, ces élections ont montré qu’il était encore possible d’essayer de le faire. Tout n’est donc pas perdu.
Un autre événement, abominable, est cependant venu rappeler combien la tâche est gigantesque, difficile et complexe. Un père, affligé et meurtri par l’assassinat de son fils, a cru pouvoir atténuer sa peine en provoquant la douleur chez autrui. Pour venger la mort de sont fils, le soldat Mohammad Hamiyé, tué d’une balle dans la tête par les terroristes d’al-Nosra, à l’été 2014, Maarouf Hamiyé s’est fait justice lui-même, sans se soucier du fait que son acte pourrait n’être qu’une profonde injustice. Il a assassiné d’une balle Mohammad el-Hojeiry, le neveu du cheikh extrémiste Abou Takié, et abandonné son corps sur la tombe de son fils. Cet acte répréhensible est tout droit sorti des pratiques barbares de la période préislamique de la jahiliya. Lamentable raccourci que celui de considérer que le sang qui coule dans les veines, ou que le nom inscrit sur la carte d’identité, sont des preuves suffisantes pour prononcer la culpabilité d’un homme. Détestable imposture que celle d’enfiler, en même temps, l’habit de l’enquêteur, du juge et du bourreau.
La vendetta de Maarouf Hamiyé est un acte insensé mais réfléchi. Le meurtrier présumé a reconnu son crime, a juré que le sang, peut-être innocent qu’il a versé, n’a pas suffi à étancher sa soif de vengeance. Il veut d’autres victimes, d’autres agneaux à sacrifier sur la tombe de son fils.
Si chaque père qui a perdu son enfant devait se transformer en justicier, que resterait-il alors de l’ordre social, de la paix civile, du prestige de l’Etat, de la sagesse des hommes?
La vengeance du père accablé de chagrin contre un jeune homme dont rien ne prouve qu’il fut lié à la mort de son fils est un acte inacceptable à tous les égards. C’est un crime contre le bon sens, une invitation au désordre civil, à la discorde confessionnelle. C’est un défi lancé à l’Etat. Pour préserver le peu d’autorité qui lui reste, ce dernier doit arrêter sans plus tarder le meurtrier présumé et le traduire en justice, elle seule habilitée à décider de la culpabilité ou de l’innocence de tout suspect.

Paul Khalifeh
   

 

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