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Paul Khalifeh

Libres, malgré eux

Qui ne connaît pas l’histoire de ces esclaves affranchis, qui, effrayés par leur condition nouvelle d’hommes libres et peu habitués à marcher sans chaînes, ont fini par revenir chez leurs anciens maîtres? Ils ont préféré les sombres étables au vaste monde, les souffrances familières aux joies inconnues. Ce comportement peut paraître étrange, incompréhensible, il dénote une peur profonde de tout ce qui est nouveau. C’est un mal, incontestablement, car il maintient l’homme dans un état permanent de faiblesse morale et physique et l’empêche d’accéder à des conditions moins contraignantes, plus avantageuses.
C’est ce mal qui ronge, aujourd’hui, une partie des hommes politiques libanais, qui ont construit leur carrière politique et leur fortune personnelle à l’ombre de la tutelle, quand ce n’est pas grâce à elle. Ils s’étaient accommodés à renoncer à une partie de leur liberté, à arrêter leurs décisions en prenant en compte leurs intérêts, mais aussi ceux de leurs bienfaiteurs. Parfois, lorsque ces intérêts divergeaient, ils faisaient un choix maladroit qui pouvait leur coûter très cher. Combien de carrières n’ont-elles pas été brisées, lorsque, par bêtise ou par vanité, tel homme politique faisait primer ses intérêts personnels sur ceux de son mentor régional. Certains ont fini en exil, derrière les barreaux, ou même à six pouces sous terre. Souvent, les plus expérimentés n’hésitaient pas à sacrifier leurs intérêts immédiats au profit de ceux de leurs «alliés», tout en sachant que sur le long terme, ils récupèreraient le manque à gagner avec une gigantesque plus-value en prime.
Aujourd’hui, de nombreux hommes politiques sont libérés de leur tutelle, cependant, ils ne le savent pas encore, ou ne veulent pas l’admettre. Car cette libération n’est pas le fruit d’un sursaut d’émancipation de leur part, mais d’un désengagement de leurs mentors régionaux. Ceux-ci sont moins intéressés et, par conséquent, moins exigeants. Soit déçus par les prestations qu’ils jugent médiocres de leurs représentants au Liban, soit préoccupés par d’autres enjeux, beaucoup plus importants et décisifs à leurs yeux. Sans doute, les deux à la fois.
La classe politique libanaise est donc moins soumise aux pressions extérieures. Il y a quelques années, le pays s’était débarrassé de la présence d’une armée étrangère et, depuis quelques mois, le poids de l’argent s’est relâché. Les flots de dollars se sont taris, on l’a constaté lors des dernières élections municipales. Mais les hommes politiques n’assument pas cette liberté relative retrouvée, comme s’ils n’osaient pas y croire. Ils hésitent à saisir l’occasion rare qui se présente aujourd’hui de décider du sort de leur pays, loin du joug des interventions étrangères. Ils continuent de faire des appels du pied, de lorgner au-delà des frontières, en attendant un signal quelconque, qui ne vient toujours pas. Mais il n’y a personne au bout du fil. Le Liban ne figure plus, depuis un certain temps déjà, sur la liste des soucis prioritaires des mentors régionaux et des puissances internationales. Seule la stabilité du pays intéresse le reste du monde. Les conditions semblent réunies pour que les différents partis s’entendent sur la question de la présidence de la République, la nouvelle loi électorale et d’autres sujets plus ou moins importants.
Cette opportunité est bien réelle, elle pourrait, toutefois, ne pas durer indéfiniment. La classe politique doit savoir la saisir pour entrer de plain-pied dans la «libanité» et décider elle-même, ne serait-ce qu’une fois, de l’avenir du pays.

Paul Khalifeh

 

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