Aujourd’hui commence en Arménie, premier royaume chrétien du monde, une visite de trois jours du pape François. Une visite très symbolique puisque l’Arménie est le premier Etat à avoir adopté le christianisme religion officielle en l’an 301. Le catholicos Karékine II, patriarche de l’Eglise apostolique arménienne, a accordé un entretien exclusif à Magazine dans lequel il parle de la communauté arménienne au Liban, des relations entre les Eglises catholique et orthodoxe, du rôle de l’Eglise, ainsi que des principaux défis auxquels est confronté le monde actuel.
Quels sont les buts et les raisons de la visite du pape François en Arménie? Et qu’en espérez-vous?
Cette visite est placée sous le thème Visite au premier pays chrétien. Nous pensons que cette devise parle d’elle-même et témoigne des chaleureux liens fraternels et de la collaboration qui existent entre l’Eglise apostolique arménienne et l’Eglise catholique. En tant que patriarche de tous les Arméniens, nous nous sommes, à de multiples reprises et à diverses occasions, rendus au Vatican. Nous y avons rencontré le pape François ainsi que ses prédécesseurs, les papes Jean-Paul II et
Benoît XVI. Cette visite du pape en tant que titulaire du siège de l’Eglise catholique romaine n’est pas une première. Pour les Arméniens du monde entier, et plus particulièrement pour nous, la visite du pape Jean-Paul II en Arménie en 2001, alors que notre Eglise et l’ensemble du peuple arménien commémoraient avec faste le 1 700e anniversaire de la proclamation du christianisme comme religion d’Etat, constitue plus qu’un agréable souvenir. Le peuple arménien et nous-mêmes, en tant que patriarche de tous les Arméniens, nous nous souvenons avec reconnaissance de l’attitude noble du souverain pontife envers le peuple arménien lors des commémorations du 100e anniversaire du Génocide. Aujourd’hui, à l’invitation du président de la République d’Arménie et à notre invitation, aura lieu la visite du pape en cette terre biblique d’Arménie.
Après la visite de Jean-Paul II, c’est la deuxième visite de la plus haute instance catholique du monde en Arménie auprès du catholicos. Comment décrivez-vous la relation entre vos deux Eglises?
Les relations entre l’Eglise arménienne et l’Eglise catholique ont des racines anciennes héritées de l’Histoire. Nous voulons rappeler, à cette occasion, que dans une église catholique de la ville de Naples, on conserve et vénère à ce jour avec une grande dévotion les reliques de saint Grégoire l’Illuminateur, le père de notre foi, comme celles d’un saint de l’Eglise universelle. Nous accordons également une grande importance au dialogue théologique entre les Eglises orthodoxes orientales anciennes et l’Eglise catholique, dialogue dont l’objectif est la mise en évidence de nos points communs et le renforcement de nos relations bilatérales. Aujourd’hui, nos relations s’enrichissent également grâce aux visites mutuelles des responsables de nos Eglises, par les coopérations entre les Eglises, les échanges au niveau des diocèses et des paroisses, par la réalisation de programmes éducatifs et caritatifs. De même, c’est avec joie que nous voulons souligner que dans plusieurs de nos diocèses de la diaspora, lorsque nos paroisses ne disposent pas de leurs propres sanctuaires, des fidèles réussissent à organiser leur vie liturgique grâce à l’Eglise catholique qui n’hésite pas à mettre à leur disposition des lieux de culte qui lui appartiennent.
A un moment de l’histoire de l’Arménie, l’Eglise s’est occupée de l’Etat. Pensez-vous que l’Eglise doit se mêler de politique?
En effet, à une époque où le peuple arménien était privé d’Etat, l’Eglise a effectivement pris en charge la conduite des affaires de la nation. De ce point de vue, on peut considérer que l’Eglise arménienne constitue une particularité. Et c’est donc l’une des raisons pour lesquelles elle est qualifiée «Eglise nationale». Cependant, durant toutes ces périodes pendant lesquelles nous étions privés d’Etat, l’Eglise arménienne a toujours eu pour préoccupation de retrouver un Etat indépendant. Il y a 25 ans, ce rêve est devenu réalité et nous disposons, aujourd’hui, d’un Etat indépendant qui a pris en charge les destinées de notre pays et de notre peuple. Conformément à la législation, l’Eglise et l’Etat sont séparés et l’un et l’autre assument chacun sa mission propre. En tant que force unificatrice des Arméniens, l’Eglise considère également qu’il est de son devoir de se tenir aux côtés de l’Etat dans les moments décisifs pour la nation. Ce fut par exemple le cas, au début du mois d’avril de cette année, lorsque la paix qui régnait sur nos frontières a été violée du fait de l’agression armée de l’Azerbaïdjan. L’Eglise continue également d’être l’un des maillons importants de l’organisation de la vie communautaire des Arméniens dispersés à travers le monde.
Faut-il séparer la religion de la politique?
Dans notre monde contemporain, et dans de nombreux pays, la religion est séparée de l’Etat. Cependant, l’Eglise doit œuvrer dans le monde et, d’une certaine manière, elle ne peut faire abstraction de tous les événements qui marquent la vie de ses fidèles, en particulier ceux à caractère politique. En ce sens, l’Eglise doit, à la lumière des valeurs spirituelles et morales, dont elle est dépositaire, exprimer clairement son avis sur les questions de notre quotidien, en particulier lorsque les commandements divins et nos valeurs sont contestés ou violés. Et si l’Eglise constate, dans les politiques pratiquées, des égarements par rapport aux commandements divins qui portent atteinte à la vie des hommes, à la paix et à la justice, alors elle doit faire entendre sa voix et témoigner au nom de la justice et de la vérité.
Comment voyez-vous les guerres dans le monde? Pensez-vous que ce sont des guerres de religions?
L’appât du gain, l’avarice et la recherche du pouvoir ne laissent jamais place à la philanthropie, à la clémence et à la paix. Il est extrêmement regrettable qu’en ce XXIe siècle, alors que l’humanité connaît des avancées scientifiques et technologiques aussi extraordinaires, retentissent encore des bruits de guerre qui minent la coexistence pacifique entre les hommes. Les responsables religieux ont régulièrement l’occasion de s’exprimer au sujet des mouvements extrémistes qui, pour parvenir à leurs objectifs dévoyés, se dissimulent sous le masque de la religion. De ce point de vue, nous sommes profondément inquiets de la situation qui prévaut aujourd’hui au Proche-Orient. La sécurité de sa population, qui n’aspire pourtant qu’à la paix, y est bouleversée et d’innombrables citoyens sont des victimes innocentes de cette situation. De nombreux localités et sanctuaires ont été détruits, des centaines de milliers de personnes ont été condamnées à l’exil.
Quel devrait être le rôle de l’Eglise d’après vous?
Malgré toutes les épreuves et les multiples aléas de l’existence humaine, l’Eglise doit poursuivre sa mission, c’est-à-dire propager la Parole du Seigneur et rester fidèle à ses principes fondamentaux, aux valeurs marquées du sceau des siècles. Elle doit continuer à propager l’amour, la paix, l’amour du prochain, la noblesse et la raison.
Que pensez-vous de l’extrémisme religieux auquel on assiste actuellement dans le monde?
Nous condamnons avec la plus grande sévérité les conflits et toutes les formes de terrorisme qui détruisent la paix dans le monde. Aucune religion, aucun enseignement, aucun système de valeurs ne peut promouvoir la haine. Seule leur interprétation abusive et erronée conduit à la ruine de la paix. Malheureusement, nous constatons que les extrémismes dont nous sommes les témoins aujourd’hui ouvrent, une nouvelle fois, de sombres pages qui nous indiquent clairement qu’en même temps que de nombreux progrès, nous vivons de graves égarements.
Vous avez été élu le 27 octobre 1999. A ce jour, comment qualifiez-vous votre mission à la tête de l’Eglise, alors que vous êtes le catholicos de 9 millions d’Arméniens dans le monde?
En tant que 132e successeur de saint Grégoire l’Illuminateur, nous avons, bien sûr, notre propre vision de la mission de notre Eglise et des étapes de sa progression. Dans l’accomplissement de cette mission, nous aspirons naturellement à demeurer fidèles à l’exemple de nos prédécesseurs qui sont toujours pour nous une source d’inspiration. Il nous incombe, en particulier, de résorber les séquelles du lourd héritage des années d’athéisme de l’ère soviétique. Nous avons eu à solutionner de multiples problèmes comme la restauration de sanctuaires médiévaux, la construction de nouveaux lieux de culte, la création de centres de catéchèse, le développement de programmes éducatifs, sociaux, caritatifs et, surtout, la préparation d’une nouvelle génération d’ecclésiastiques afin de répondre aux besoins des nombreuses communautés naissantes. Nous avons également dû nous atteler au travail de réorganisation des relations entre le Saint-Siège d’Etchmiadzine et nos structures ecclésiales de la diaspora, ainsi qu’avec les autres Eglises. De même avec les autres religions avec lesquelles nous avons entamé un dialogue. Grâce à la bienveillance de notre Etat aujourd’hui indépendant, un énorme travail a été accompli par un clergé à la fois exigeant et dévoué. Il serait bien inconvenant de dire que nous sommes satisfaits. Beaucoup reste à faire.
Quelle est votre relation avec la communauté arménienne au Liban, surtout que celle-ci occupe une place très importante dans le paysage libanais?
Les Arméniens du Liban constituent l’une de nos communautés les plus traditionnelles. Dans un laps de temps très court, nos compatriotes rescapés du Génocide ont réussi à créer sur la terre hospitalière du Liban une communauté florissante, riche de nombreuses infrastructures de toutes sortes. On y trouve des églises, des monastères, des écoles, une presse importante, des structures culturelles, caritatives et sportives. Elle a engendré de nouvelles générations arménophones et patriotes. Grâce à la bienveillance des autorités et du peuple libanais, les Arméniens ont réussi à préserver un riche héritage culturel, ainsi que leurs valeurs traditionnelles. Tout en devenant des citoyens à part entière, grâce à leurs talents multiples et à leur amour du travail. Ils ont ainsi contribué, d’une manière significative, au développement et à la prospérité du Liban. De nos jours encore, malgré les nombreux défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, les Arméniens du Liban connaissent une intense vie communautaire, perpétuant sereinement, dans la paix, leurs valeurs nationales ancestrales. C’est au Liban, dans le quartier d’Antélias, aux portes de Beyrouth, que le catholicossat de la Grande Maison de Cilicie, l’un des sièges hiérarchiques historiques de l’Eglise arménienne, s’est installé à la suite du Génocide de 1915. Cette institution contribue grandement par son action à la pérennité des Arméniens du pays et à leur développement communautaire. Nous apprécions également grandement l’activité de l’ambassade de la République d’Arménie au Liban qui, en étroite collaboration avec l’Eglise arménienne, œuvre au renforcement des liens entre les Arméniens du Liban et l’Arménie et fait son possible pour permettre à cette communauté de vivre pleinement sa vie ecclésiale et communautaire.
Quelle est la relation d’Etchmiadzine avec les autres religions? Est-ce une Eglise ouverte sur le monde et sur son entourage?
Tout au long de l’Histoire, la sainte Eglise apostolique arménienne a toujours eu le plus grand respect et a toujours été ouverte au dialogue et à la coopération avec les autres confessions et religions. Ce n’est donc pas un hasard si une grande partie des Arméniens qui vivent en dehors de leur patrie, au Proche-Orient, en Inde et en bien d’autres pays, ont, au contact d’autres cultures et d’autres religions, non seulement connu l’expérience d’une coexistence pacifique, mais également celle d’une authentique vie communautaire et ecclésiale, tout en devenant des citoyens à part entière de ces pays. Cette collaboration d’amour et de fraternité se poursuit de nos jours grâce à des visites mutuelles, à des conférences et à des manifestations de diverses natures. Les visites en Arménie du Grand rabbin d’Israël, du Grand mufti de Syrie et de plusieurs responsables religieux de l’Iran voisin, ainsi que notre participation à divers sommets interreligieux sont la plus parfaite illustration de mon propos.
Propos recueillis par Joëlle Seif