Lorsque le secrétaire d’Etat américain John Kerry a évoqué, le 23 février dernier, un éventuel «plan B» pour la Syrie en cas d’échec du processus diplomatique et politique, de nombreux observateurs n’y ont vu qu’un bluff. Seule la Russie l’avait pris au sérieux et s’était hâtée de décréter un cessez-le-feu, brisant l’élan de l’armée syrienne et de ses alliés, qui avaient réussi à reprendre aux rebelles de tous poils, en cinq mois, plus de dix mille kilomètres carrés. Un mois plus tard, Vladimir Poutine annonçait, à la surprise générale, le retrait d’une partie de ses troupes engagées en Syrie, dans un geste de bonne volonté adressé, surtout, aux Etats-Unis. La Russie a voulu montrer à Washington qu’elle était capable d’exercer des pressions sur ses alliés et de leur faire admettre des choix parfois difficiles. Elle attendait, en retour, que les Etats-Unis en fassent de même avec leurs amis, afin de réunir les conditions nécessaires pour une solution politique.
Quatre mois plus tard, force est de constater que les Américains n’ont pas rempli leur part du contrat. Car pour faire avancer sérieusement le processus diplomatique, il était impératif d’isoler les groupes opposés à toute forme de règlement politique, avec à leur tête le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda, et toute une myriade d’organisations extrémistes, tournant dans son orbite. Au contraire, Washington a empêché l’inscription, sur la liste des organisations terroristes de l’Onu, d’Ahrar al-Cham, un groupe salafiste-jihadiste fondé, entre autres, par Abou Khaled el-Souri, le représentant personnel d’Ayman el-Zawahiri en Syrie, aujourd’hui décédé. En outre, les Etats-Unis ne se sont pas opposés à l’alliance militaire formée entre al-Nosra et les groupes dits «modérés», dans le cadre de l’armée de la conquête (Jaïch el-Fateh) à Alep, et ont fermé les yeux sur la livraison, via la Turquie, d’énormes quantités d’armes et de munitions, dont des centaines de missiles Tow et Fagot, provenant des dépôts des armées saoudienne, turque, qatarie et soudanaise.
Au lieu que Washington convainc ses alliés régionaux de la nécessité de s’engager dans le processus politique, c’est l’inverse qui s’est produit. La Turquie et l’Arabie saoudite ont convaincu les Américains que le rapport de force, instauré grâce à la Russie, doit absolument être modifié afin que les négociations ne se transforment en reddition pure et simple de l’opposition syrienne. Washington n’a donc pas levé le petit doigt lorsque le négociateur en chef de l’opposition, Mohammad Allouche, a claqué la porte, fin mai.
Sur le terrain, la coalition rebelle «modéro-extrémiste» est repassée à l’offensive et a enregistré une série de succès dans le sud d’Alep, reprenant une partie des territoires perdus et infligeant de lourdes pertes à l’armée syrienne, aux Iraniens et au Hezbollah. La Russie hésite encore à utiliser toute sa puissance de feu contre les assaillants, de peur de torpiller définitivement le processus politique. L’escalade verbale et les mises en garde américaines assurent aux rebelles une couverture presque aussi efficace que les Sukhoï russes.
Dans le même temps, les Américains ont mis en œuvre l’autre phase du «plan B», dans l’est syrien. La «Nouvelle armée de Syrie», formée, entraînée et équipée par des pays membres de l’Otan (dont la Norvège), en Jordanie, commence à se déployer. La mission qui lui est assignée est d’essayer de reprendre à Daech la ville d’Abou Kamal, en collaboration avec des tribus sunnites irakiennes manœuvrant de l’autre côté de la frontière. Consciente des enjeux, la Russie ne s’est pas privée d’adresser un message aux Américains, en bombardant, la semaine dernière, des troupes de la «Nouvelle armée de Syrie», dans la région de Tanaf, où se rejoignent les frontières syro-irako-jordaniennes.
La troisième phase du plan est appliquée par les Forces démocratiques syriennes, avec la participation directe d’unités spéciales américaines et, dans une moindre mesure, françaises et bientôt norvégiennes.
L’objectif stratégique du «plan B» est de prendre le contrôle de la frontière entre l’Irak et la Syrie, afin de rompre la continuité territoriale entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban. Il s’agit de saucissonner l’«axe de la Résistance», en isolant chacune de ses composantes dans son espace géographique.
Damas, Téhéran et Moscou ont réalisé, avec un peu de retard, la nature et les objectifs du «plan B», et ont décidé d’y faire face lors de la réunion des ministres de la Défense des trois pays en Iran, le 9 juin.
On comprend mieux, dès lors, les propos du leader du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, sur des «mois difficiles» en Syrie.
Paul Khalifeh