Pour son spectacle inaugural, Beiteddine Art Festival a présenté, durant deux soirées consécutives, le spectacle The Merchants of Bollywood. Magazine vous invite à découvrir cette fenêtre ouverte sur l’Inde à travers une exploration exclusive des coulisses.
Dans la cour du palais de Beiteddine, les préparatifs de dernière minute, le sentiment d’un renouveau, même puisé dans le quotidien d’un geste annuel tant de fois répété, et le silence de la montagne que perce, dynamique et vibrante, la musique qui jaillit de l’intérieur du palais. La musique, composée par Salim et Sulaiman Merchant, a ses rythmes, rythmiques et sonorités distinctifs de l’Inde. L’espace de quelques jours, Beiteddine s’est paré de l’apparat de Bollywood.
Décontractés, à l’aise, en habits de ville, survêtements et chemises amples, les acteurs, danseurs et chanteurs, toute l’équipe se prête au jeu. A la fois ouverts, malléables et pourtant respectueux de l’emploi du temps, de l’agenda, des moments impartis à chaque répétition, à chaque étape d’un processus qu’ils connaissent depuis longtemps, depuis des années, depuis presque 2005 que le spectacle a été créé, avant d’effectuer une tournée mondiale, d’Australie, en passant par la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, la Chine… pour atterrir, presque dix ans plus tard, au Liban, à la demande du comité de Beiteddine Art Festival. Présenter le spectacle à l’intérieur d’un palais, à la montagne, dans une arène en plein air, c’est une première pour la compagnie The Merchants of Bollywood.
Magazine s’est introduit dans les coulisses de cette grosse production, comme pour un «making of», dans un esprit d’observation affûté, à la quête d’un signe annonciateur d’une culture rêvée, imaginée, fantasmée, porteuse d’une histoire millénaire et souvent victime de préjugés, qui se déclinent à travers un mot, un simple mot, ce Bollywood, né d’un jargon linguistique, d’un mix entre Bombay et Hollywood et qui, pourtant, comme l’affirme l’acteur Arif Zakaria, est plus profond et complexe que ce que le mot suggère.
Derrière la scène, tendue de part et d’autre de draps noirs, les coulisses s’ouvrent. Tout un monde à la fois envoûtant et simple. A l’extérieur, en plein air, un espace aménagé pour les danseurs et comédiens, et pour les acteurs principaux, les loges se situent à l’intérieur du palais; Carol Furtado, qui campe le personnage d’Ayesha, Denzil Smith celui de Shantilal Merchant, Arif Zakaria, qui se glisse dans plusieurs rôles, et Sushant Pujari, qui incarne Uday, l’amoureux d’Ayesha. Produit par Mark Brody, écrit et dirigé par Toby Gough et chorégraphié par Vaibhavi Merchant, le spectacle est un mélange d’histoire vraie et de fiction: une histoire familiale étroitement liée à Bollywood qui met, face à face, Shri Hiralal, chorégraphe légendaire de films classiques des années 50 et 60, et sa petite-fille, Vaibhavi, qui décide de tracer sa propre voie à Bollywood.
Bollywood, là-bas et ici
Sur des cintres improvisés, tour à tour dans la chaleur et la fraîcheur de la montagne, les costumes s’étalent à perte de vue, colorés, bariolés, des étoffes brillantes et lumineuses, fuchsia, orange, jaune, bleu, vert… Accolés les uns aux autres, dans un ordre insaisissable à l’œil nu, à un œil étranger. Pourtant, il y a comme un sentiment de familiarité, une sorte de déjà-vu, ou un semblant de vécu; à Bourj Hammoud, à Dora, à Souk el-ahad, dans les souks du pays, ces mêmes étals à perte de regard, dans un ailleurs si près de nous, et pourtant inconnu, méconnu, mal connu.
Des chaises de camping installées çà et là, entre les rires des danseuses qui se préparent, les plaisanteries et les petites histoires qu’elles semblent s’échanger, au vu de leurs sourires et de leurs regards brillants et complices. Chevelure noire d’ébène, peau ambrée, elles ne prêtent qu’un regard distrait au mouvement inlassable qui les entoure, le sol presque jonché des éléments du décor. Tous et tout sont en position «stand-by», prêts à entrer en scène, à changer de costumes, à la rapidité du mouvement, de la musique et de l’ensemble du spectacle. A tel point que pour présenter certains tableaux les uns à la suite des autres, les costumes sont placés tout près de la scène, quelques millièmes de secondes et le tour est joué. Parfois, ils vont même jusqu’à enfiler un costume sous un autre, pas le temps de souffler ou de respirer, le show passe avant tout; le besoin de se donner au maximum, de se dépenser.
Pour que s’ouvre une culture
Parce qu’au-delà d’un spectacle de grande envolée, The Merchants of Bollywood, tel que le présentent les principaux concernés, tel qu’ils le vivent, est important à plus d’un titre. D’abord la joie, le bien-être et le sourire qu’ils sentent poindre et exploser chez le public, ensuite la certitude qu’ils sont porteurs de l’esprit d’une culture, d’une civilisation, de l’Inde dans toute sa diversité.
Denzil Smith et Arif Zakaria le répètent à plusieurs reprises, chacun avec ses mots. Pour Zakaria, «le spectacle dépeint notre culture, qui nous sommes vraiment. C’est le meilleur ambassadeur d’Inde, mieux que n’importe quel diplomate. On montre l’Inde d’une manière plus humaine». Même enthousiasme et mêmes propos du côté de Denzil Smith, tout en aisance et en confiance, au travers de «cette fenêtre ouverte sur l’Inde». Au fil de la conversation à bâtons rompus, au moment où Carol Furtado et Sushant Pujari se prêtent à une séance photo exclusive pour Magazine, Denzil Smith remonte dans ses souvenirs nés au contact des promenades effectuées à Deir el-Qamar. «J’ai joué une fois avec Omar Charif, murmure-t-il, comme dans une confidence. Il me racontait à quel point Beyrouth est belle, comment au moment du tournage de Laurence d’Arabie en plein désert au Maroc, il y venait l’espace d’un week-end pour s’éclater. Il y a quelque chose qui vient du cœur dans ce pays».
La nuit venue, à la lumière des ampoules, suspendues nues elles aussi dans la brise, les danseurs s’apprêtent, les corps enduits d’huile, brillance de scène, légitimité d’une performance. Un dernier étirement, un tatouage qu’on dessine sur le corps, les dernières retouches. «Sur scène dans cinq minutes». Quelque chose change, presque imperceptible. Une espèce d’excitation emmêlée de sérénité. Dans quelques minutes, c’est comme s’ils seront face au public.
A les voir répéter sur scène, on tente de s’imaginer l’énergie que déploie notamment Carol Furtado pour présenter encore une fois le spectacle. Elle qui s’est prêtée au rôle d’Ayesha à plus de 1 500 reprises, à tel point, dit-elle, que son corps est comme en mode d’autopilotage. «J’essaie de garder une fraîcheur en établissant un contact à chaque fois différent avec le public». Tout en étant consciente du message qu’elle envoie et qu’elle incarne auprès des femmes, pour les inciter, à l’image de son héroïne, à sa propre image, à «poursuivre leurs rêves, non dans un acte de rébellion, mais en écoutant leurs cœurs. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve à moins de le tenter».
Ils répètent pour la dernière fois, avant l’heure H. Sous le regard observateur, critique et bienveillant de Tanya Provis, directrice générale de la compagnie, et Nicholas Carden, directeur technique, installés au milieu de l’arène, sous l’étendue bleutée des chaises en attente. Une attente qui sera comblée pour les deux soirées du 8 et 9 juillet. Même si, peut-être, le public libanais s’est avéré être un public difficile, retardataire et, encore plus, impatient, avant même la fin du spectacle, de se diriger vers les escaliers de sortie. Un reproche qui revient souvent, qu’il est important de toujours pointer du doigt, au risque de s’installer dans la lassitude et dans le cercle vicieux de cette lassitude. Et c’est le sourire aux lèvres qu’on quittera Bollywood, ou Beiteddine, au moment où des coulisses, on entend les cris de joie et d’exaltation de l’équipe, qu’on s’imagine en train de se féliciter, de s’encourager, de se motiver les uns les autres, comme la grande famille qu’ils forment, dans cette ambiance d’euphorie apprivoisée, d’entraide et de synergie qui distingue leur vie de coulisses.
Nayla Rached
3 questions à Ayesha
Carol Furtado, quelle relation entretenez-vous avec le personnage d’Ayesha?
La raison pour laquelle justement j’ai pu survivre autant, c’est que je m’identifie entièrement au personnage. Comme si je n’avais pas à jouer, mais juste à être moi-même sur scène. Ayesha est une jeune fille qui cherche à briser les traditions, qui ne veut pas se plier à ce qu’on lui demande de faire. Elle s’insère dans cette génération moderne et désire suivre son cœur. C’est pour cette raison qu’elle rejette son entraînement à la danse classique et part à Bollywood pour concrétiser ses rêves.
De quelle manière est-ce que vous vous identifiez à cela?
Actuellement, les choses sont devenues différentes, car la danse fait partie maintenant de la vie de tous. Mais à l’époque, cela n’était pas bien vu, surtout dans un pays où la danse justement est associée aux courtisanes. Moi-même, quand j’ai commencé à danser, mes parents n’étaient pas contents. Progressivement, par petites doses, j’ai fait en sorte à ce qu’ils s’y habituent, et à me produire dans des spectacles.
Vous avez évoqué la danse classique et la danse moderne.
Le combat d’Ayesha, en effet, est de trouver un équilibre entre ces deux danses, une balance entre ces deux mondes et les générations. Tel est le fil rouge de l’histoire. La danse moderne a envahi l’Inde qui a une tradition de plus de 500 ans, des danses reliées à la culture de chaque partie du pays. Plus personne ne prend des cours de danse classique, Bollywood, la culture moderne ont pris le dessus. Le défi est de garder vivante notre culture, tout en étant dans la modernité.
Propos recueillis par Nayla Rached
Photos Milad Ayoub – Press Photo Agency