Magazine Le Mensuel

Nº 3064 du vendredi 29 juillet 2016

general

Yamal el-Cham. Sous le ciel arabe

«Yamal el-Cham, une célébration de notre héritage musical et culturel»; c’est sous cet intitulé que le Beiteddine Art Festival a convié le public, le 23 juillet, à une soirée exceptionnelle, en compagnie de Charbel Rouhana, Lena Chamamyan et Nasser Shamma.
 

Podium rempli pour une soirée sous le ciel arabe. Du Liban, de Syrie et d’Irak, trois musiciens se sont succédé sur la scène du Beiteddine Art Festival comme pour contrebalancer le poids du monde, de ce Proche et Moyen-Orient de plus en plus déchiré, pétri dans la violence. «La musique est un cri du cœur pour faire face à la violence dans le monde», Charbel Rouhana donne le ton de ce triple concert, placé justement sous le signe de la joie, un choix, un défi, une improbabilité presque, mais qui s’est réalisée, parce que vécue et donnée en partage.
Entre chansons engagées et chansons d’amour, ce mythe éternel de tout temps vécu dans les mêmes affres et souffrances, entre ses propres textes et d’anciens poèmes arabes, au fil de longues nappes instrumentales, Charbel Rouhana compose avec son oud; plus qu’un fidèle compagnon, un confident de ses pensées et de ses sentiments. Cela est perceptible d’un coup, d’une sensation qui naît au détour d’une note.
Maître de son instrument, dans cette attitude qui lui est particulière, qui relève de la possession complète de son oud, Charbel Rouhana emmène progressivement le public sur les rivages du bonheur, fruit d’une résilience et d’une conscience affûtées. Cela commence par ces quelques mots qu’il lance en préambule, embrassant d’un regard lucide ce qui nous entoure, évoquant le réfugié syrien qui envie le réfugié palestinien, ce dernier enviant le Libanais qui, à son tour, fouille le monde à la recherche d’une patrie… Et la musique se fait rêves, se conjugue en ailleurs puisé ici et là, avec une première chanson intitulée Sayyidat el-qasr, au moment même où a commencé le trajet vers le palais de Beiteddine, comme une mise en abîme d’une situation vécue il y a quelques heures, quelques minutes à peine. Déjà, le sourire se fait plus profond, plus essentiel. Nous sommes là, en musique, en émotion, en sensations tendues aux cordes de l’oud. Clin d’œil, Law kunti Zaiirati, Ila mata, Sabaya, Ya la la et finalement Bel arabi, titre phare, tube connu plus généralement sous le titre Hi Kifak, ça va? et qui tonne comme un manifeste en soi, une identité, une culture perdues, de plus en plus décimées, en attendant peut-être une reconstitution par la langue…

 

Une explosion de joie
Quelques minutes d’attente et Lena Chamamyan fait son apparition sur scène, dans sa robe blanche brillant de mille espoirs. Une robe dans laquelle elle s’empêtre, qui fait ressortir cette espèce de timidité des débuts d’une carrière, arrangeant micro et siège, avant de s’installer, de lancer une anecdote sur sa robe «certes belle mais peu pratique à porter», de sortir l’instrument du sansula de sa pochette et d’entamer a capella le titre Oror/Sheherazade, d’une voix où s’emmêle le sommeil perdu des enfants de Syrie et du monde entier. Quand la musique reprend, l’embarras du début s’estompe aussitôt, la voix se fait plus forte, plus libre de toute entrave et le concert se passe au rythme des compositions tirées en grande partie de son dernier album Ghazel el-banat, sorti en 2013, pour terminer sa partie de la soirée sur les rythmiques entraînantes et éthérées de Halale.
Pas de temps pour l’entracte prévu, le oudiste irakien Nasser Shamma enjambe la scène. Et règne aussitôt sur le palais de Beiteddine une ambiance différente, axée sur la musique instrumentale, les regards braqués sur les doigts du oudiste qui caresse et violente à la fois son instrument, dans une maîtrise tout autant technique qu’inspirée. Une ambiance plus intimiste aurait peut-être mieux servi sa magnifique prestation, mais qu’importe, même au cœur de l’immensité de l’espace, Nasser Shamma se crée un espace intérieur dans lequel il nous invite à plonger, au détour de ses riches et envoûtantes compositions. Quand il dédie sa chanson aux martyrs d’Al-Karrada en solo, tous les autres instruments se font silence, les violons, piano, contrebasses, percussions, saxophone, clarinette, ney, qanun… ceux de l’orchestre canadien OktoEcho et l’orchestre oriental libanais, sous la direction de Katia Makdissi-Warren.
Il est temps, celui que tous attendaient, de voir rassemblés sur scène les trois artistes pour la dernière partie de la soirée consacrée aux chants traditionnels du Levant. Le public exalte en applaudissements et déhanchements à mesure que résonnent les rythmes familiers de cette partie du monde, une explosion des sens et de joie. Il y avait peut-être quelque chose qui manquait ce soir-là à Beiteddine, non la magie d’un concert, ce moment, ou plus justement dans ce cas précis, ces moments uniques qui ne peuvent être qu’un, encore vierges, encore ouverts à tous les possibles. Non, ce qui manquait c’était l’inattendu d’un tel moment, le chavirement surprenant dans lequel pouvaient nous emmener les musiciens, comme si le public savait à l’avance ce qu’il était venu chercher, trouver et prendre, même à l’insu des artistes, de ce qu’ils étaient prêts à offrir, même à l’insu de la musique. Moins qu’une ode à la musique, c’est une ode avant tout à la vie qui a imprégné cette soirée du 23 juillet au palais de Beiteddine.

Nayla Rached

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