Magazine Le Mensuel

Nº 3070 du vendredi 7 octobre 2016

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Chamel Roukoz. Ses guerres et ses défis

Abra, Tripoli, Ersal, Nahr el-Bared, pas une bataille qui lui soit inconnue. Héros de l’armée, officier aux compétences exceptionnelles, Chamel Roukoz revient pour Magazine sur les moments forts de son expérience militaire et ses débuts tâtonnants en politique. Inédit. 

Un brin timide, le général Chamel Roukoz allie parfaitement la courtoisie et la poigne. Les mots, choisis soigneusement, sortent naturellement, et les idées, présentées calmement, défendent des principes inaliénables. Trente-cinq ans passés dans l’Armée libanaise ont formaté, dans le bon sens, ce brillant officier: discipline, organisation, détermination, un fort attachement au concept de l’Etat et des institutions, une grande foi dans le peuple et un optimisme contagieux, qui tranche avec l’aigreur, le cynisme et l’agressivité des pontes de la politique libanaise.  
Sept fois blessé, dix-huit fois décoré, dont deux médailles française et espagnole, Chamel Roukoz a gagné toutes les batailles livrées par l’Armée libanaise ces dix dernières années. A la tête du célèbre régiment d’élite des Commandos (Maghawir), il a combattu au Nord, au Sud et dans la Békaa, ce qui a développé, dans son esprit, un fort sentiment d’identité nationale et un attachement inébranlable à chaque pouce du territoire.
Les souvenirs de la bataille de Abra, à l’est de Saïda, ressurgissent, ravivés par le nouveau report – au 18 octobre – du procès d’Ahmad el-Assir, qui n’a toujours pas été entendu par les juges, un an après son arrestation. «Nahr el-Bared était ma plus longue bataille; elle a duré 100 jours, se souvient Chamel Roukoz. Mais Abra était la plus serrée. J’étais conscient que je devais la terminer très vite avant que l’on tente de me stopper».
Qui «on»? Ce pronom indéfini revient souvent dans la conversation. Le général Roukoz n’est pas un polémiste; il pense que les messages et les leçons à retenir des expériences vécues sont plus importants que les noms. Soucieux de donner aux militaires l’image de  l’officier discipliné, respectueux de la chaîne de commandement, il ne confirme pas les rumeurs qui avaient circulé à l’époque de la bataille de Abra, selon lesquelles il aurait fermé son téléphone pour éviter les pressions. «Dans le fracas de la bataille, on n’entend plus rien… De toute façon, les communications téléphoniques étaient mauvaises dans la région», dit-il, sans broncher.
Au fil de la conversation, il reconnaît cependant avoir subi de fortes pressions. «Nous avions repris la mosquée Bilal ben Rabah, mais je ne l’avais pas encore annoncé, se souvient-il. C’est alors que je reçois un appel téléphonique d’un haut responsable me demandant d’observer un cessez-le-feu, sous prétexte que des femmes enceintes sont sur le point d’accoucher dans la mosquée. Mon interlocuteur m’explique avoir obtenu ces informations auprès de cheikhs. J’invite ces ulémas à venir à Abra, mais ils prétendent qu’ils n’osent pas traverser Haret Saïda (à majorité chiite, ndlr)». L’ancien chef des Commandos fera escorter par une patrouille les douze cheikhs jusqu’à l’intérieur de la mosquée. «Voilà les femmes qui vont accoucher», dit-il aux ulémas confus, en leur montrant les dépôts d’armes et d’explosifs dans l’enceinte du lieu de culte.
L’utilisation du prétexte des civils l’avait d’autant plus irrité que l’assaut avait pris trois heures de retard, parce que l’un de ses officiers, de la famille Chaar, du village de Akkar el-Atika, et dont le frère est un martyr de Nahr el-Bared, avait tenu à évacuer tous les résidants d’un immeuble dangereusement exposé. Mission accomplie: Abra a été sécurisée et aucune victime civile n’a été déplorée.  En revanche, lorsqu’il se remémore la tragédie de Ersal, où une trentaine de militaires ont été enlevés par les extrémistes, en août 2014, on perçoit une certaine frustration née du sentiment de la mission inachevée. «Le dispositif militaire déployé à l’époque comportait des erreurs qui empêchaient une bonne défense des positions militaires, dit-il. Ce dispositif avait pour vocation première de lutter contre la contrebande et non pas contre une menace terroriste. L’armée aurait dû prendre des précautions pour faire face à tous les scénarios». Quand les Commandos arrivent sur place, la bataille fait rage. Une contre-offensive permet à l’armée de reconquérir les positions perdues et, par conséquent, d’élargir ses options, comme par exemple celle de repasser à l’attaque. Mais l’ordre est donné de suspendre les opérations. «Il y a eu un cessez-le-feu qui a permis aux groupes armés d’évacuer les militaires capturés vers leurs bases arrière. Mais le Rassemblement
des ulémas musulmans avait promis qu’il ramènerait les otages», se souvient Chamel Roukoz. La promesse ne sera évidemment jamais tenue. Etait-il favorable à l’arrêt des combats? «J’ai exécuté les ordres… Je préfère ne pas m’étendre sur ce sujet, afin de ne pas affecter le moral de l’institution militaire», répond-il avant d’ajouter: «On aurait pu gagner la bataille, mais il y avait peut-être d’autres considérations que j’ignorais… Le commandement de l’armée, lui, devait les connaître». Le général explique que si les extrémistes de Ersal parviennent à faire leur jonction avec d’autres régions libanaises, ils constitueront alors une réelle menace pour la sécurité du pays, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. «Globalement, le dispositif militaire actuel assure la protection des villages et des habitants. Lorsque les groupes armés manœuvrent, l’armée est informée à temps et prend les décisions qui s’imposent. Elle dispose de la flexibilité nécessaire pour réagir», fait-il remarquer.

Les civils solidaires de l’armée
Chamel Roukoz a développé, au fil des ans, la profonde conviction que l’adhérence entre le peuple et la troupe est une condition indispensable pour l’édification d’une armée forte et unie. En période de crise interne ou de dangers externes, explique-t-il, il faut développer le concept de la solidarité nationale et resserrer les rangs autour des institutions pour défendre le pays. «L’expérience que j’ai vécue à Nahr el-Bared m’a conforté dans cette conviction. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai constaté que les civils, les fils de Minié, de Bhannine, de Bebnine, de Mhammara…, portaient les armes pour défendre les positions de l’armée contre Fateh el-islam. Pendant les 100 jours de la bataille, les civils étaient solidaires des militaires. Cela a donné un push moral et matériel à l’armée. De là, est née l’idée que nous devons rester proches du peuple. Je peux vous assurer que là où nous allions, 50% de notre mission était terminée à notre arrivée, car le peuple était avec nous».
De cette expérience est née l’idée de la course De caserne en caserne, organisée par les Commandos, et qui réunit, tous les ans, des centaines de militaires et de civils. Cet événement, devenu un rendez-vous traditionnel, s’est poursuivi même après son départ à la retraite, à travers l’association appelée la Patrouille des sommets.
Partant de cette conviction, Chamel Roukoz est favorable au rétablissement d’un service du drapeau, pour les hommes et les femmes, proche du modèle suisse. «Une conscription de trois mois la première année, puis quinze jours par an ensuite, donnera aux jeunes le sentiment qu’ils servent leur patrie, dit-il. L’impression qu’ils ne sont pas impliqués s’il y a une bataille loin de chez eux s’estompera. Chaque Libanais doit se sentir concerné par n’importe quel pouce du territoire et par le martyre de n’importe quel autre Libanais. Les fils du Kesrouan ou du Metn croient que les gens de Hasbaya ou du Sud sont différents, parce qu’ils ne les connaissent pas. Et l’inverse est vrai. Le service du drapeau est une occasion de rencontres; ils découvriront qu’ils ne sont pas tellement différents les uns des autres. Ils mangeront, vivront et travailleront ensemble. Cela créera un climat de convivialité».
Malgré trente-cinq ans passés dans l’armée, Chamel Roukoz estime qu’il n’a pas assez fait pour son pays. «Je sens que j’ai la capacité de donner encore plus et de poursuivre ce que j’ai commencé au sein de l’institution militaire», souligne-t-il. Il se défend, cependant, du rôle de médiateur que certains lui attribuent. Il n’est pas un homme de médiation, qui arrondit les angles, mais un homme de principes. «Partant de ces principes, je traite avec tout le monde et de la même manière. Mon but est d’instituer la plus grande solidarité entre les Libanais autour d’une cause nationale, celle de l’Etat».  
Est-il tenté par la députation? «Toutes les options sont ouvertes. La députation, le ministère et n’importe quelle autre fonction que l’on occupe sont des moyens pour servir la patrie et non pas une fin».
S’il dit aimer le «Kesrouan et ses gens», il affirme qu’il est encore trop tôt pour se prononcer. Sera-t-il chef de liste, indépendant, membre d’une coalition électorale? «Attendons voir les circonstances», répond-il, laconique.
Chamel Roukoz n’élude aucune question, même celles qui gênent. Mais on sent parfois dans ses réponses qu’il y a des sujets sur lesquels il préfère ne pas trop s’étendre. Le fait d’être le gendre du général Michel Aoun est-il pour lui un atout ou, au contraire, un frein? «Je n’ai jamais aspiré à être un ‘‘gendre’’ du général Aoun», dit-il. Faut-il voir dans cette réponse un sous-entendu, une allusion quelconque. Il n’en dit pas plus, mais il précise que le général Aoun était pour lui le commandant en chef de l’armée et un leader politique. «Nous avons des relations familiales saines. Il n’a jamais été question d’un partage de parts et des rôles au sein de la famille», assure-t-il.
Sa relation avec son épouse, Claudine Aoun, remonte à 1990. Puis il y a eu la séparation, due à son exil parisien aux côtés de son père et son premier mariage. «Nous nous sommes revus en 2005 et avons décidé de fonder une famille», dit-il, en soulignant que cette relation est guidée par les sentiments et rien d’autre.
Autre sujet tabou, sa relation avec le ministre des Affaires étrangères et chef du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil, que d’aucuns qualifient de très mauvaise. Tout en minimisant ces informations, le général Roukoz cherche à tracer les domaines de chacun. «Il est le président du CPL et s’occupe de son parti. Moi, j’ai ma façon de penser et d’agir. Quand nous nous rencontrons, nous ne parlons pas de tout cela. Les médias ont évoqué une réconciliation après que mon épouse eut publié des photos d’un déjeuner familial. Mais cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Parfois, nous discutons de politique, mais chacun de nous a ses occupations».  

Parole au peuple
Chamel Roukoz plaide en faveur d’une nouvelle loi des partis, qui surmonterait les clivages confessionnels et encouragerait l’appartenance à une identité nationale. «Les partis sont communautaires. Il faut que cela cesse», dit-il. Aussi mise-t-il sur «l’action populaire», l’ultime objectif étant le renforcement de l’Etat. «Le pays a besoin d’une révolution à travers les urnes, grâce à une nouvelle loi électorale, dit-il. Nous sommes un régime parlementaire et le peuple est la source de tous les pouvoirs. Il faut revenir au peuple; il faut le sortir des moules confessionnels et communautaires dans lesquels il est confiné». La priorité devrait aller à l’élection présidentielle, et toute réforme devrait impérativement passer par une nouvelle loi électorale, la lutte contre la corruption et la décentralisation. Il est prêt à travailler avec tous ceux qui croient en ces principes, à l’exception «des corrompus et des criminels». Comprenne qui voudra.

 

 Déclaration de patrimoine
Le général Chamel Roukoz refuse de répondre aux campagnes de dénigrement qui le visent parfois. «C’est au commandement de l’armée d’apporter des réponses», dit-il. Il affirme avoir présenté aux autorités compétentes une déclaration de patrimoine à son entrée dans l’armée et avant son départ à la retraite. Il n’est pas endetté, mais il a contracté un prêt bancaire pour construire une villa dans la localité de Laqlouq (Jbeil), qui est presque achevée. 

Contre la prorogation à Kahwagi
Le général Chamel Roukoz est, par principe, contre la prorogation, y compris du mandat du général Jean Kahwagi à la tête de l'Armée libanaise. Selon lui, il faut appliquer le principe de l’alternance.
«Il y a des officiers qui ont les compétences requises; il faut leur donner une chance.
Il faut respecter les délais et la durée des mandats. Ces principes sacrés au sein de l’institution militaire ne sont pas respectés à cause des circonstances actuelles», dit le général Chamel Roukoz.

Paul Khalifeh

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