L’attribution de l’inspection mécanique et les conflits qu’elle a provoqués cachent une affaire de gros sous.
Le 28 juillet dernier, une joint-venture libano-suisse, Autospect/SGS, remporte l’appel d’offres international pour l’attribution de l’inspection mécanique des véhicules, pour une période de dix ans, un marché estimé à 44 millions de dollars américains par an, soit 440 millions de dollars. Les trois autres sociétés écartées, l’opérateur actuel Eri/Fal, Applus/Jawda et Opus/Danach, crient au scandale. Selon les représentants des candidats malheureux, de nombreuses irrégularités ont entaché la procédure d’adjudication, dans le but de favoriser Autospect/SGS.
Le 30 août, le Conseil d’Etat suspend la mise en œuvre des résultats de l’appel d’offres à la suite d’un recours déposé par Applus/Jawda, venu s’ajouter à deux autres recours déposés par les candidats malheureux Eri/Fal et Opus/Danach. Depuis, un bras de fer est engagé entre le gagnant et les perdants.
Les 21 et 28 septembre, les syndicats des transports terrestres, y compris celui des chauffeurs de camions, ont paralysé la circulation aux entrées de Beyrouth.
Des rumeurs, distillées par la presse, accusent, par ailleurs, les milieux proches du ministre de l’Intérieur et des Municipalités, Nouhad Machnouk, de favoriser Autospect/SGS. Début août, l’Organisme de gestion de la circulation routière (OGCR), relevant du ministère de l’Intérieur, avait demandé au Conseil d’Etat de revenir sur sa décision de mettre en sursis l’exécution des résultats de l’appel d’offres, remporté par la joint-venture libano-suisse.
Les mauvaises langues parlent de commissions et de pots-de-vin et le P.-D.G. d’Eri/Fal, Walid Sleiman, s’est dit étonné d’avoir été disqualifié, alors que le prix qu’il propose est deux fois moins élevé que celui d’Autospect/SGS, soit 220 millions de dollars sur dix ans.
Les automobilistes libanais regardent avec incrédulité l’étalage du linge sale. Si le coût de l’inspection mécanique des voitures n’était pas passé de 22 à 33 dollars et si les camionneurs n’avaient pas provoqué des embouteillages monstres, ils ne se seraient aucunement sentis concernés par cette polémique.
Pas d’irrégularité
Autospect/SGS se défend d’avoir commis une quelconque irrégularité dans l’appel d’offres. La société rappelle que SGS est le numéro un mondial dans l’inspection des véhicules, avec un chiffre d’affaires annuel de 5,5 milliards d’euros et 85 000 employés dans le monde. Fondée en 1878, SGS est une autorité de référence dans les domaines du contrôle, de la vérification, de l’analyse et de la certification.
Dans le projet préparé par Autospect, les tarifs pratiqués sont néanmoins revus à la hausse. L’inspection mécanique d’une voiture passe de 22 à 33 dollars, celle du camion de 58 à 79 dollars et de la moto de 7 à 13 dollars. La société justifie cette hausse par une série de raisons. D’abord, l’Etat percevra, pour chaque voiture inspectée, la somme de 8 dollars (5 dollars+3 dollars de TVA), 17,2 dollars pour le camion et 4,5 dollars pour chaque moto. Dans le contrat initial avec Eri/Fal, il ne percevait aucun montant. Ce n’est que lorsque ce contrat avait été renouvelé provisoirement sur une base annuelle, il y a quatre ans, que 5 000 L.L. ont été versées à l’Etat. Quelque 800 000 voitures, 37 000 camions et 30 000 motos seront inspectés en 2017, selon les prévisions, ce qui rapportera au Trésor environ 11 millions de dollars. L’enjeu n’est donc pas primordial pour les finances publiques.
En retranchant la part qui revient à l’Etat, Autospect/SGS aura ainsi augmenté de 5 dollars le tarif de l’inspection d’une voiture. En contrepartie de cette hausse, la société s’engage, conformément au cahier des charges, à moderniser les quatre centres d’inspection existants: à Hadath, à Ghazié, à Zahlé et à Tripoli. Mais aussi à en construire treize nouveaux, répartis sur l’ensemble du territoire, ainsi que l’augmentation des capacités d’accueil des centres installés aux passages frontaliers terrestres et maritimes.
Autospect/SGS s’est, en outre, engagée à maintenir à leurs postes tous les employés actuels et à en embaucher des centaines d’autres pour faire fonctionner les nouveaux centres. Enfin, la société gagnante prévoit une série de mesures pour réduire le temps d’attente et simplifier les formalités, en introduisant l’informatisation pour la prise des rendez-vous et le paiement en ligne.
Dans ce contexte, la polémique soulevée par cette affaire et la vague de protestations qu’elle a engendrée peuvent paraître inappropriées. Mais c’est sans compter les enjeux politiques qui se cachent derrière tout ce tapage. Des sources bien informées s’étonnent, en effet, que des dizaines de chauffeurs de camions aient sacrifié deux journées de travail (qui rapportent en moyenne une centaine de dollars américains), pour protester contre une augmentation de 21 dollars par an sur le tarif de l’inspection mécanique.
Ces sources soulignent que l’un des syndicats des transports terrestres, qui ont paralysé Beyrouth en septembre, est dirigé par Bassam Tleiss, un haut dirigeant du mouvement Amal. Elles ajoutent que le juge de permanence du Conseil d’Etat, qui a suspendu l’exécution des résultats de l’appel d’offres, serait un proche de Abdallah Berry, le fils du président
du Parlement.
Les sources expliquent que le mouvement Amal veut protéger les intérêts de centaines de ses partisans, des intermédiaires, des mécaniciens et autres revendeurs de pièces détachées, qui vivent de l’activité des centres d’inspection de Hadath et de Ghazié.
Une chasse gardée ne peut pas changer de main sans provoquer des remous.
Paul Khalifeh