Incivilité, saleté, insécurité, les habitants de Rabié sont en colère. Avec le défilé exponentiel de réfugiés syriens venus tenter leur chance auprès de l’ambassade d’Allemagne, en pleine zone résidentielle, leur quotidien vire au cauchemar.
Exaspération. C’est le sentiment qui anime Ghada Saghié depuis plusieurs mois. «Mon quotidien est devenu un enfer», note cette artiste peintre, propriétaire d’un appartement situé dans la rue 16, entre les localités de Mtayleb et de Kornet Chehwan, à Rabié. La raison? Le défilé continu et massif de centaines de réfugiés syriens venus tenter leur chance auprès de l’ambassade d’Allemagne, dans l’espoir d’obtenir un visa. Une représentation diplomatique installée en pleine zone résidentielle. La rue 16 ne comporte que des immeubles standing, comme l’on peut s’y attendre à Rabié. Selon Mme Saghié, les appartements s’y monnaient jusqu’à 2 millions de dollars. Les résidants ont acheté ici pour le calme, un bel environnement, loin de la frénésie de Beyrouth. Jusqu’à il y a trois ans, la présence de l’ambassade d’Allemagne ne posait pas de problème. Mais la situation change, avec la décision de la chancelière allemande, Angela Merkel, d’ouvrir les frontières aux réfugiés syriens.
«Regardez la saleté!», s’exclame l’artiste. Détritus, bouteilles en plastique, mégots et même excréments jonchent la rue. «Vous voyez toutes ces voitures garées là? Elles appartiennent toutes aux réfugiés. Ils se garent n’importe où, y compris devant nos immeubles, bloquent le passage avec les taxis, pullmans, vans», fait-elle remarquer. A tel point que les municipalités de Kornet Chehwan et de Mtayleb, dont dépend le quartier, ont été obligées d’installer des rubans jaunes et des blocs de béton interdisant le stationnement. Même les rues environnantes sont concernées. Georges, policier municipal de Kornet Chehwan, passe désormais ses journées à exhorter les réfugiés d’enlever leurs véhicules, allant jusqu’à les verbaliser quand ceux-ci n’obtempèrent pas. «Je suis obligé d’être présent dès 6h du matin pour les empêcher de se garer, raconte le gardien du parking de l’école privée Jesus & Mary, située à 500 m de là; sinon, les bus scolaires ne peuvent plus passer, tout comme les parents qui déposent leurs enfants», souligne-t-il. «Nous avons dû clôturer le parking. Mais maintenant, ils vont se garer plus haut». Même exaspération du côté de l’église grecque-orthodoxe Saint-Elie, à Mtayleb. Contacté par Magazine, le père Agapios explique que le nombre de réfugiés ne cesse d’augmenter. «Ils s’installent sur les terrasses de l’église pour dormir, manger, entrent dans l’église pour changer leurs habits, aller aux toilettes et laissent tous leurs déchets sur place. Quand on leur parle, soit ils ne répondent pas, soit ils sont agressifs. Nous sommes dans une paroisse résidentielle; un centre pour réfugiés n’a rien à faire ici. Cela devrait être transféré à Beyrouth», avance-t-il.
«On se croirait à Aïn el-Heloué!»
Les réfugiés syriens viennent parfois dès 4h du matin s’installer dans la rue, quand ils n’y passent pas carrément la nuit. «Ils se faufilent entre les immeubles ou entre les voitures, s’installent pour dormir, fumer le narguilé ou font un barbecue», s’emporte Ghada Saghié. «Ils entrent même dans les parkings en sous-sol des immeubles, s’installent sur des cartons voire des matelas pour dormir ou se reposer», s’agace Jessy, l’une de ses voisines. Il n’est pas rare, non plus, de retrouver des excréments dans les cages d’escaliers des immeubles. Régulièrement aussi, des réfugiés viennent quémander de l’eau, de la nourriture ou un accès aux toilettes, aux habitants.
Inquiète, Jessy raconte qu’il y a quelque temps, une dispute pour une histoire de parking entre deux Syriens a failli tourner au drame. «Ils étaient armés», dit-elle. Outre les embouteillages et la saleté, se pose, en effet, un réel problème d’insécurité pour les habitants. «Les employées de maison n’osent plus marcher dans la rue. Elles se font interpeler, pincer, quand ils ne leur demandent pas de se soumettre à des actes sexuels, comme si elles étaient des prostituées», confie Jessy, choquée. «Avant, nous, ou nos enfants, pouvions marcher dans la rue tranquillement. Aujourd’hui, nous n’osons plus. Même les enfants qui se rendaient à l’école à pied y vont désormais en bus. Ils nous dévisagent avec insistance, alors que nous sommes quand même chez nous!», soulignent Mme Saghié et ses voisines. «On se croirait à Aïn el-Heloué!», lance Maha, une autre voisine. «Aujourd’hui, nous vivons dans la peur. Nous sommes des réfugiés dans notre propre quartier! La situation peut déraper à tout moment; il y a souvent des accrochages, y compris avec les policiers municipaux», raconte-t-elle.
Depuis plusieurs mois, les habitants espèrent du changement. En vain.
«Depuis deux ans, l’ambassade nous disait qu’ils allaient déménager, mais la situation n’a fait qu’empirer». Les résidants informent plusieurs députés et ministres de la situation, qui tentent à leur tour de faire bouger les choses. Une pétition distribuée à la sortie de l’église recueille plus de 1 000 signatures, dont celles d’Ibrahim Kanaan et de Mario Aoun. Rien n’y fait. Le 6 septembre, Ghada Saghié publie donc une lettre ouverte à l’attention de l’ambassadeur d’Allemagne. Elle y exprime tout son ras-le-bol, se disant «obligée de céder son appartement, d’aller louer une maison ailleurs, alors que je suis propriétaire, et de devenir réfugiée dans mon propre pays». Un cri du cœur qui a suscité une réponse sibylline de la part de Martin Huth, ambassadeur d’Allemagne, le 10 septembre. Brandissant le coût pour l’Allemagne de l’aide aux réfugiés syriens et sa dimension humanitaire et humaniste, le diplomate affirmait alors faire «tout ce qui est en notre pouvoir pour gérer au mieux la situation, dans les limites de notre juridiction qui est celle du bâtiment que nous occupons». Et soulignait «collabor(er) constamment avec les services municipaux et les forces de l’ordre libanais qui font certainement du mieux qu’ils peuvent». A Magazine, Jean-Pierre Gebara, président de la municipalité de Kornet Chehwan, affirme qu’«il n’y a pas de dialogue du tout». «Ça fait quatre ans que nous essayons. Nous parlons avec les gardes du corps, la sécurité. C’est à l’ambassadeur de nous contacter, c’est lui qui est en infraction». «Nous savons que les activités diplomatiques et consulaires seront transférées à Sin el-Fil, mais le centre d’accueil pour les réfugiés syriens restera ici. Ça ne peut plus durer; nous sommes dans une zone résidentielle», assène-t-il. Sans compter que les frais de nettoyage ou de patrouilles de police sont assumés par la municipalité, les ambassades étant exemptées de taxe d’habitation. Malgré plusieurs tentatives pour joindre l’ambassade allemande, il a été impossible pour Magazine d’obtenir des réponses sur ce sujet dans les délais impartis.
En attendant, les habitants de la région continuent à se mobiliser pour retrouver leur tranquillité perdue.
Jenny Saleh