Vingt-six ans après avoir quitté le palais de Baabda sous les bombes de l’aviation syrienne, le général Michel Aoun réintègre ce lieu symbolique dans le costume du 13e président de la République libanaise. Une revanche sur l’histoire et un pari sur un avenir… truffé de défis.
Le président Michel Aoun commence son sexennat sous des auspices contradictoires. D’une part, son élection est, en grande partie, le fruit d’un accord inhabituel entre les principaux acteurs politiques du pays, lui-même le résultat des rapports de force internes. Les ingérences étrangères, auxquelles les Libanais sont accoutumés depuis des décennies, n’ont pas joué un rôle décisif dans son accession à la première magistrature de l’Etat ou, au contraire, pour empêcher son élection. C’est aussi la première fois depuis Taëf qu’un président est élu sans que l’article 49 de la Constitution ne soit violé ou amendé «pour une seule fois». D’autre part, aucun mandat depuis Taëf n’a débuté avec autant d’adversaires déclarés. Pas de lune de miel donc, ni de période de grâce. Le «grand jihad» commencera juste après la présidentielle, a prévenu le président du Parlement, Nabih Berry.
Nabih Berry est le plus coriace des adversaires de Michel Aoun et sera son plus grand défi sur le plan politique. Mécontent de ne pas avoir été l’artisan du «feuilleton de la présidentielle» et de n’avoir pas été associé aux arrangements conclus avant l’élection, méfiant à l’égard d’un Michel Aoun qui pourrait le bousculer dans son pré carré, le chef du mouvement Amal a très vite dégainé. Il a annoncé son passage à l’opposition, a prédit que la formation du gouvernement prendra des mois et a laissé entendre qu’il ne nommerait pas Saad Hariri lors des consultations parlementaires contraignantes.
Nabih Berry incontournable
Ce discours d’intimidation politique est adressé aussi bien à Michel Aoun qu’à Saad Hariri. Nabih Berry est tout simplement incontournable, et il veut le rappeler à tout le monde. En plaçant la barre très haut, il cherche à récupérer, lors du processus post-présidentiel, son manque à gagner de la période pré-électorale, et espère même dégager des profits. Sans son soutien, Saad Hariri ne peut pas devenir Premier ministre. Non par manque de voix, mais par transgression du «pacte national». En effet, le Hezbollah ne nommera pas Saad Hariri; c’est tout juste s’il n’a pas opposé un veto à son retour aux affaires. Or, sans les voix du bloc Berry, M. Hariri n’aura pas de couverture chiite, ce qui ne s’est jamais produit depuis l’accord de Taëf, en 1989. Même s’il obtient, aux consultations, 90 voix mais aucun vote chiite, il lui sera difficile d’accepter la fonction de Premier ministre.
Si finalement Nabih Berry parvient à monnayer ses voix et que Saad Hariri est désigné Premier ministre, les écueils n’auront pas pour autant disparu. En effet, le passage de M. Berry à l’opposition torpillera de facto la formation d’un gouvernement. Le Hezbollah, qui figure sur de nombreuses listes d’organisations terroristes, et dont les ministres ne peuvent pas voyager normalement, ne peut pas être le représentant exclusif des chiites au sein de l’Exécutif. D’ailleurs, le parti ne le souhaite pas. Sayyed Hassan Nasrallah a dit au général Michel Aoun, lors de leur dernière rencontre, qu’il sera difficile pour le Hezbollah de siéger dans un gouvernement où le mouvement Amal n’est pas représenté. L’équation est aussi limpide que compliquée: Amal et le Hezbollah resteront ensemble, à l’intérieur ou à l’extérieur du gouvernement. Michel Aoun et Saad Hariri devront alors se creuser les méninges pour faire à Nabih Berry une offre convenable. La mission du chef d’Etat et du Premier ministre sera d’autant plus difficile que le Hezbollah a informé son allié chrétien qu’il n’était pas concerné par d’éventuels accords bilatéraux conclus entre lui et M. Hariri et entre le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL), au sujet, notamment, de la composition du futur cabinet et de la répartition des portefeuilles.
Le tiers de blocage
Au cas où M. Berry décide finalement de participer au gouvernement, commencera alors le processus de la formation, qui est loin d’être une sinécure. La question du tiers de blocage, accordé depuis les accords de Doha au 8 mars, fera l’objet d’intenses tiraillements. Deux scénarios sont envisagés: le premier accorde un tiers de blocage aussi bien au 8 mars qu’au 14 mars (ou ce qui en reste). Le deuxième ne prévoit pas de tiers de blocage, mais trois blocs ministériels de tailles égales: le 8 mars, le 14 mars et les «centristes», réunis autour du Parti socialiste progressiste (PSP). Le scénario 2 a peu de chance de se réaliser, selon divers milieux politiques.
Dans l’hypothèse où l’écueil du tiers de blocage est surmonté, un autre obstacle de taille se dressera devant les présidents Aoun et Hariri, celui de la répartition des portefeuilles. C’est à ce stade que les gros appétits se manifesteront. Nabih Berry exige, selon ses sources, le ministère des Finances et celui de l’Energie et de l’Eau. Si ces deux maroquins lui sont attribués, cela signifie que le président Aoun aura décidé de reporter le lancement des réformes défendues par son bloc parlementaires depuis des années, notamment l’extraction des hydrocarbures, la réhabilitation et la modernisation du réseau électrique et l’exploitation des ressources hydrauliques.
Passé le cap difficile de la répartition des portefeuilles, viendra la rédaction de la Déclaration ministérielle. Il est clair que le Hezbollah n’acceptera aucune allusion à son désarmement ou au retrait de ses troupes de Syrie, et restera attaché à «l’équation d’or» de sayyed Nasrallah, armée-peuple-Résistance. Saad Hariri sait déjà qu’il sera confronté à cette difficulté, qui s’est transformée en casse-tête depuis que l’Arabie saoudite et les Etats-Unis ont accentué leurs pressions sur le parti chiite. Au lendemain de l’annonce par M. Hariri de son soutien à la candidature de Michel Aoun, le Conseil des ministres saoudien avait d’ailleurs réaffirmé la détermination du royaume «à lutter contre le terrorisme du Hezbollah».
Si la langue arabe fait un nouveau miracle, commenceront alors les vrais problèmes, à la tête desquels figure la loi électorale. L’enjeu, ici, est décisif, car les quelques lignes qui définissent le mode de scrutin et le découpage des circonscriptions décideront du sort du mandat Aoun. Si ses adversaires obtiennent la majorité au Parlement, il aura beaucoup de mal à mener à bon port ses projets de réforme, ou même à gouverner. On se souvient comment la défaite des proches d’Emile Lahoud, lors des élections de 2000, a lié les mains de l’ancien chef d’Etat. Par conséquent, les négociations autour de la prochaine loi électorale seront ardues et dureront longtemps. Or, le temps manque, et si une nouvelle loi n’est pas votée avant fin mars 2017, les élections auront lieu sur la base de la législation en vigueur, dite la Loi 1960… à moins que le mandat du Parlement ne soit prorogé une troisième fois! Dans ce cadre, des sources bien informées révèlent que M. Hariri souhaiterait un report d’une année des élections pour mieux se préparer.
Autre défi de taille du mandat, la question des réfugiés syriens, qui prend une dimension existentielle pour le Liban. La communauté internationale agit comme si une partie de ceux-ci y restera définitivement, et refuse d’envisager leur retour en Syrie, même dans des zones pacifiées. L’intégration de plusieurs centaines de milliers de réfugiés à la population libanaise aura des répercussions graves sur le tissu social et les équilibres communautaires sur lesquels repose le pays.
La relance de l’économie
La première tâche urgente du nouveau mandat est de relancer une économie exsangue. Tous les indicateurs ou presque sont au rouge. Le chômage, le déficit public et la dette de l’Etat augmentent; les investissements, la consommation et les crédits baissent. Le facteur confiance est certes important pour relancer l’économie, mais il n’est pas suffisant. Il doit être accompagné d’une batterie de réformes et d’incitations, adoptées sous forme de décrets ou de lois. Il est donc nécessaire que le Liban soit doté d’un gouvernement et d’un Parlement qui fonctionnent à plein régime, pour rattraper le temps perdu. Les chemins de la prospérité économique passent donc par l’apaisement politique.
Paul Khalifeh