Phénomène en pleine expansion au Liban, du fait de la pauvreté et du nombre accru de réfugiés syriens, la prostitution homosexuelle masculine ne se cache presque plus. Reportage.
Ahmad arpente, depuis minuit, ce boulevard de Dora. Vingt minutes plus tard, une voiture s’approche, ralentit, s’arrête à sa hauteur. Jeu de regards entre le jeune d’une vingtaine d’années et l’homme de 40 ans, au volant de sa luxueuse berline. A travers la vitre entrouverte, Ahmad fixe son prix avec assurance: 50 dollars. Le client accepte sans négocier et déverrouille le loquet de sa voiture. Ahmad s’y engouffre le cœur serré, mais le regard pétillant du fait de la somme qui l’attend. Les dés sont jetés; les deux protagonistes sont satisfaits du marché conclu.
Ahmad est syrien. Il travaille le jour comme garçon à tout faire dans une galerie d’art. C’est là que je l’ai rencontré et, au fil des jours, nous sommes devenus proches, au point où il m’a révélé le lourd secret de ses activités nocturnes. «La prostitution masculine nous a sauvé la vie». Qui nous? «Une bande de jeunes garçons libanais, syriens et irakiens, qui arrivent à peine à joindre les deux bouts», me confie-t-il.
Ahed, un Libanais, me raconte presque la même histoire. Toutes les nuits, il arpente les ruelles de Dekouané, changeant d’adresse seulement quand la police le traque, y revenant après avoir payé les pots-de-vin nécessaires. Mais son tarif est plus élevé que son camarade syrien. «C’est systématiquement entre 100 et 200 dollars la passe», dit-il. Ali, le jeune Irakien au regard de biche, s’est très vite intégré au système et son lieu privilégié est Raouché, où ses nuits sont toujours fructueuses.
«Chaque groupe a son point de prédilection pour draguer, confie Ahmad. Il y en a qui choisissent les hammams et chassent parmi les habitués de l’établissement. Le danger dans ces lieux est de se faire arrêter lors des descentes de police, nombreuses et imprévisibles, et d’être obligé de distribuer la moitié des gains aux officiers. De plus, les clients qui y viennent n’ont pas beaucoup de moyens. D’autres optent pour les lieux publics comme les bars, les boîtes de nuit, les cafés, les plages… Là, on peut tomber sur des hommes de tous les milieux, de classe moyenne ou aisée. Ils sont généralement célibataires, assoiffés d’aventures sans lendemain et prêts à délier la bourse. Le souci dans de tels endroits, c’est qu’il faut, en tant que prostitué, avoir les moyens de payer l’entrée et un minimum d’éducation pour ne pas se faire repérer. Et puis, il y a ceux qui, comme moi, optent pour la prostitution de rue, de promenade ou de parking. L’avantage, c’est qu’il est difficile de se faire repérer puisqu’on peut changer de lieu chaque nuit et tomber sur des hommes qui ne discutent pas le prix, du fait qu’ils sont parfois mariés et qu’ils apprécient l’anonymat total de ces rencontres. Il y a aussi la prostitution par le biais des réseaux sociaux et d’applications pour smartphones, très populaires, permettant de trouver rapidement des partenaires dans le coin. Des applications que nous ne nommerons pas pour ne pas les dénoncer. Il arrive souvent de voir des profils d’utilisateurs affichant carrément photos osées et tarifs».
En général, les services des prostitués syriens et irakiens sont quatre fois moins chers que ceux des Libanais. «Un client payera en moyenne 50 dollars pour une passe avec un Syrien ou un Irakien, tandis qu’un Libanais recevra entre 100 et 200 dollars», nous confirme un responsable du mouvement pour la protection des droits des homosexuels. «Ces tarifs sont bien en deçà des salaires proposés aux jeunes, Syriens comme Libanais, pour des jobs plus conventionnels. Le plus inquiétant, poursuit-il, est que les jeunes ne restent jamais longtemps dans les mêmes lieux, souvent quelques mois au maximum, ce qui complique la prévention sanitaire qu’effectuent auprès d’eux les diverses ONG spécialisées».
Des comportements cryptés
Une bonne partie des clients est originaire des pays du Golfe. Il s’agit d’un tourisme de luxe et de plaisirs, qui mêle, au cours de diverses sorties, la consommation d’alcool et les relations sexuelles. Il y a aussi des touristes européens. Les Libanais y viennent également de plus en plus nombreux. Les personnes recherchent une relation discrète et rapide, monnayée. Les lieux de prostitution homosexuelle sont situés en bordure de la ville, à Dora vers l’est, sur le front de mer de Dbayé dans la banlieue nord, à Sin el-Fil et à Ramlet el-Bayda vers le sud.
Les comportements, cryptés, répondent à tout un rituel, afin d’éviter les mauvais regards, les injures, voire les dénonciations. Les prostitués se déplacent le plus souvent à pied, rarement en voiture. Ils marchent ou attendent en position statique. Les conducteurs ralentissent et se manifestent par de petits signes. Ils augmentent le volume de l’autoradio, actionnent les feux de détresse, font des appels de phare pour se faire remarquer par leur proie. Après quelques mots rapidement échangés, on se met d’accord sur un tarif. Parfois, le client arrive à pied et entreprend de poser des questions banales: «Quelle heure est-il? Avez-vous une cigarette?»… L’échange qui suit permet de manifester un intérêt mutuel: «Tu viens souvent ici?», «Tu es depuis longtemps à la recherche d’un partenaire?»… Des conversations codées et suggestives, un langage distinctif qui passe aussi par la posture, les regards, une certaine gestuelle et des attouchements discrets. Malgré une grande prudence, les rencontres anonymes restent dangereuses. Il arrive ainsi que des jeunes se fassent emmener dans des lieux lointains pour y être volés ou agressés sans se faire payer en contrepartie. Dans ces cas, les victimes ne portent pas plainte pour ne pas se retrouver elles-mêmes derrière les barreaux, la prostitution et l’homosexualité étant légalement considérées comme des délits au Liban. Souvent, les clients sont des hommes célibataires qui ont recours aux services d’un prostitué pour assouvir certains fantasmes, mais aussi pour vivre dans l’anonymat leur homosexualité sans avoir à établir des relations amoureuses qui dévoileraient leurs penchants sexuels. Parfois, ce sont des hommes mariés qui souhaitent juste tirer leur plaisir et disparaître pour reprendre, comme si de rien n’était, leur vie conjugale.
La prostitution est le plus vieux métier du monde et a un avenir certain qui l’attend…
Danièle Gergès
Que dit la loi libanaise?
La prostitution masculine se développe malgré l’interdiction absolue, d’une part, de la prostitution et, d’autre part, de l’homosexualité, passibles de prison au Liban. Selon un haut responsable du commissariat de Hobeiche, certains membres des services de sécurité ont tendance à fermer les yeux, parce qu’ils encaissent des pots-de-vin, alors que d’autres réalisent qu’arrêter ces jeunes serait vain puisqu’aussitôt libérés, ils reprendraient leur vie d’hommes de nuit pour survivre, d’autant que les prisons libanaises regorgent de délinquants emprisonnés pour des raisons bien plus graves.
Selon l’article 534 du Code pénal libanais, les personnes accusées de relations sexuelles «contre nature» (homosexuelles) encourent une peine allant jusqu’à un an de prison.
La loi interdit formellement la prostitution, passible de prison, mais la législation, qui date de 1931, est floue et, de ce fait, reste contournable.