Le chercheur français et spécialiste de la Syrie Frédéric Pichon revient sur les enjeux du conflit entré dans sa septième année, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Syrie, une guerre pour rien (éditions du Cerf).
Quel message voulez-vous transmettre à travers votre livre, Une guerre pour rien?
D’abord, qu’il aurait été possible, non pas d’éviter cette guerre, mais en tout cas, qu’elle s’arrête plus tôt, si un certain nombre de pays n’avaient pas volontairement joué le pourrissement. C’est vrai par exemple des Occidentaux, avec leur refus d’inclure notamment la Russie dans l’équation et de tous les pays qui ont joué des agendas personnels et régionaux pour déverser des quantités de combattants, d’armes, comme l’Iran ou l’Arabie saoudite, pour avancer leurs pions. On aurait pu arrêter cette guerre avant qu’elle ne devienne le défouloir de toutes les puissances régionales mais aussi russes, américaines. Une guerre pour rien aussi parce que malgré l’incident de Khan Cheikhoun et les frappes américaines, on va avoir un scénario en Syrie qui va consister à dire qu’il faut conserver l’Etat, c’est-à-dire une structure étatique. L’ennemi principal de tout le monde dans la région, c’est quand même l’islamisme radical.
Selon vous, reste-t-il des bases à l’Etat syrien?
Je le montre dans le livre, ces bases sont extrêmement ébranlées, par un tas de choses. D’abord par le blocus économique, ensuite par la dissémination de la force militaire à d’autres entités que l’Etat, qui affaiblit l’Etat. Mais encore une fois, je suis étonné de la résilience des structures, même administratives, et la manière dont l’Etat syrien arrive à trouver des ressources non pas seulement pour mener la guerre, mais aussi continuer à entreprendre certains travaux, etc.
Les mouvements de population depuis le début du conflit peuvent-ils modifier le visage de la Syrie de demain?
La politique volontaire ou involontaire qui a consisté à remplacer dans les villes, les quartiers peu sûrs, sunnites pauvres, par d’autres populations, plaiderait plutôt en faveur de la capacité de l’Etat à maintenir l’ordre dans ces villes. En revanche, les camps de déplacés, s’ils se généralisent ou perdurent, seront des menaces pour le futur, car ils regrouperont des populations pas tout à fait heureuses de leur sort, susceptibles d’être recrutées. Quasiment la moitié de la population a été déplacée ou réfugiée en interne, donc cela va demander des efforts colossaux de la part de l’Etat. Tout dépendra de la capacité de l’Etat syrien à les reloger, à renouer avec ceux qui sont partis.
On parle fréquemment de divergences entre l’Iran et la Russie, tous deux alliés de Damas, quant à leur vision de la Syrie d’après-guerre. Qu’en pensez-vous?
Ils n’ont pas les mêmes agendas. La Russie intervient en Syrie pour des raisons aussi de politique intérieure, afin de faire oublier le marasme économique russe. Ce n’est pas une opération très coûteuse pour la Russie mais en termes de prestige, cela a beaucoup aidé Vladimir Poutine. Pour les Iraniens, c’est plutôt l’inverse. Plus le temps passe, plus il y a un risque d’enlisement. L’Iran est une société où il y a beaucoup de débats, relativement libres, et la question se pose déjà de la soutenabilité de l’engagement iranien en Syrie. Il y a des critiques qui remontent. Politiquement, cela coûte cher. Tous deux n’ont pas la même vision de la Syrie de demain. Les Iraniens sont plutôt portés vers des systèmes politiques complexes, où il y a beaucoup d’équilibre des pouvoirs et de parlementarisme. Les Russes plaident pour plus de fédéralisme. Aucune de ces deux visions n’est d’ailleurs partagée par le pouvoir syrien, qui reste très vertical, jacobin si je puis dire.
Les frappes américaines qui ont suivi l’attaque chimique de Khan Cheikhoun ont balayé les espoirs d’un rapprochement entre Washington et Moscou, ainsi que ceux d’une résolution de la crise.
Ces frappes de Trump ont réduit à néant toutes les avancées politiques, alors que les Russes étaient contents d’avoir convaincu Washington qu’Assad n’était pas la priorité. Je ne crois pas que Trump soit décidé à en finir rapidement avec le terrorisme dans la région. La Syrie n’est qu’un moyen de pression, dans cette remise en cause que Trump veut faire de l’accord sur le nucléaire iranien. Les Saoudiens et les Israéliens font pression sur l’administration US pour contrer la réémergence de l’Iran dans la région. Cela ne fait que prolonger la guerre en Syrie et je ne crois pas que les Russes et les Américains vont se rabibocher. Régler les choses en Syrie, c’est re-légitimer Assad, ce qui serait une bonne chose pour Téhéran. Cela arrange beaucoup de gens que cette guerre s’éternise. C’est le seul moyen qu’ont les puissances régionales pour mettre des bâtons dans les roues dans l’émergence de la puissance iranienne. C’est très cynique mais c’est comme ça. C’est une lutte qui va durer des années, qui va épuiser les acteurs, tant que personne ne se résout à cette émergence de l’Iran. Je sens qu’on va regretter Obama. C’était un très bon président pour la région. Quand les Américains ne mettent pas leurs grosses pattes dans la région, il y a moins de problèmes.
Le chef d’al-Qaïda, Ayman el-Zawahiri préconise désormais le recours à la guérilla en Syrie. Qu’est-ce que cela peut changer sur le terrain?
Il prend acte, avec cette déclaration, du futur échec de la rébellion jihadiste en Syrie, dans la région d’Idlib en particulier. Le problème des opposants et des rebelles syriens, c’est qu’ils n’ont jamais réussi à tenir des grandes villes et par conséquent, leur avenir politique, dans le rif, est condamné à être nul. En tenant les campagnes, on ne peut pas influer politiquement. L’offensive qui se profile sur Idlib va peut-être mettre fin à cette emprise territoriale et sonner la fin de la rébellion. C’était prévisible. On se dirige vers des années et des années de violences de basse intensité, d’attentat, de guérilla, etc.
Dans votre livre, vous abordez la compréhension qu’ont les Occidentaux du jihadisme, notamment concernant les «loups solitaires».
On ne veut pas comprendre, en France, le phénomène du terrorisme islamique. On assimile les auteurs d’attentats à des fous, des malades psychiatriques, en niant leur rapport à l’islam. Il faut arrêter et nommer les choses. Il y a un langage ou une matrice idéologique qui font que certains passent à l’acte. Des actes qui sont réfléchis, pas soudains, comme on se plaît parfois à le dire. Les gens ne se radicalisent pas rapidement, non. Comme dans les années 70, on avait un terrorisme lié à l’idéologie révolutionnaire marxiste, aujourd’hui, la matrice c’est l’islam. Il faut arrêter de se le cacher. Les hommes politiques français sont des ignorants, ne travaillent pas ces sujets, n’écoutent pas ceux qui pourraient leur en parler. On n’a toujours pas compris que l’Islam ne fonctionnait pas comme l’Eglise catholique, qu’il n’y avait pas de magistère, pas de hiérarchie. Il y a beaucoup d’amateurisme, couplé à un politiquement correct qui tétanise tout le monde, les empêchant de nommer l’ennemi. L’ennemi qui n’est pas l’islam, mais l’islamisme.
Jenny Saleh