Le sociologue français Dominique Wolton a pu rencontrer le Pape François pour un dialogue aussi riche qu’inédit, portant essentiellement sur la politique et les problématiques de société. Magazine l’a rencontré avant sa venue au Salon du livre.
Dominique Wolton est aussi simple que ce qu’il qualifie le Saint-Père. C’est peut-être la clé pour s’adresser au pape François, «sans hypocrisie ni rigidité, deux choses qu’il déteste» selon le sociologue. Le chercheur possède cette rare spontanéité qui lui a sans doute permis d’obtenir 12 entretiens de 1h30 chacun avec le Souverain pontife. C’est à Santa Marta, la résidence officieuse du pape à Rome que les deux hommes ont pu échanger sans barrières ni tabous. Des confessions inédites, de l’écologie au mariage homosexuel en passant par la question migratoire.
Comment vous est venue l’idée d’interviewer le pape François?
Bien que de culture catholique, je n’ai pas abordé ce livre du point de vue religieux. Je me considère comme agnostique et ce qui m’intéresse, c’est la communication. J’étais intéressé par une question: comment l’Eglise, qui est une institution qui a tous les défauts du monde mais tout de même quelques qualités, était capable après Jean-Paul II (le cœur de l’Europe, la Pologne…) de prendre un pape argentin, le premier pape de la mondialisation, un Jésuite, et quelqu’un qui en à peine 6 mois s’est imposé dans le monde en ayant un discours extrêmement radical, certes classique de l’Eglise mais qu’on entend plus, de la part d’un pape: défendre les pauvres, les humiliés, les démunis, parler de la responsabilité des pays riches, parler de la paix et de la guerre (ce qui est l’enjeu de la mondialisation), dire que les immigrés sont nos frères, que Jésus en était un lui même… Des choses qui sont fondamentales dans les Evangiles. Je me suis demandé comment peut-il avoir cette liberté intellectuelle? Jean-Paul II était un Européen mondial, François lui
est un Latino, d’emblée dans la mondialisation et il ne parle pas comme un curé. Il ne parle pas religieusement mais de manière laïque.
Cela m’a donné envie de faire un livre d’entretien avec lui.
Comment se déroulaient les entretiens?
Après avoir envoyé un CV et le plan du livre, j’ai reçu 2 mois après un e-mail m’indiquant que le Saint-Père m’attendait, sans avoir eu de négociations au préalable. Je n’avais aucune idée du temps que cela allait prendre, ni si mon projet, mes questions allaient plaire au pape. In fine, nous avons réalisé 14 séances de 1h30 chacune… Ces dernières avaient lieu dans une pièce de 30 m2 au sein de sa modeste pension de Santa-Marta, derrière la Basilique Saint-Pierre. J’étais accompagné au départ d’un traducteur (les entretiens se déroulaient en italien) mais très vite je lui posais les questions en français car c’est une langue qu’il comprend parfaitement.
Que ressentez-vous au moment où vous avez le pape en face de vous?
Beaucoup d’émotion. J’étais angoissé mais cela s’est immédiatement bien passé. Je lui ai rapidement dit que je n’étais pas religieux mais un spécialiste de l’anthropologie politique et de la communication. François apprécie les intellectuels français et leur esprit de révolte. Moi-même n’étant ni Italien, ni curé, ni journaliste mais scientifique, cela lui a plu. Il ne prenait d’ailleurs même pas la peine de lire les questions que je lui envoyais à l’avance. Je pense que la rencontre intellectuelle est tout aussi importante que la rencontre humaine.
Qu’est ce qui vous a le plus marqué chez lui?
La foi. Vous me direz qu’on peut s’y attendre … mais pas forcément. Sa joie et une modestie invraisemblable. Il n’a aucune illusion sur l’homme, ou sur l’Eglise comme institution mais plutôt une confiance absolue. Une grande sérénité aussi, et ce même s’il est conscient qu’il bouleverse les codes de l’Eglise (non-condamnation des homosexuels, la présence de femmes à la Curie, la communion des divorcés remariés, dénonciation de l’inaction des pays riches à l’encontre des migrants etc.). Pour lui, l’accueil des migrants est une des priorités, il dit d’ailleurs que chaque homme doit avoir «trois T»: un toit, un travail, une terre. Imaginez la résonnance au niveau mondial … Il est doté d’une grande liberté d’esprit, et en cela il n’est pas classique.
Mais a-t-il conscience que son discours sur la question migratoire puisse irriter les pays d’accueil comme la France, ou le Liban qui est débordé…?
Le Liban est un cas exemplaire au niveau mondial avec plus d’un million et demi de réfugiés sur place. A l’inverse, l’Europe a un problème: elle n’accueille pratiquement personne alors qu’elle pourrait le faire. Oui, le pape a conscience qu’il choque, mais sa préoccupation principale est de soulever une indignation morale vis-à-vis du comportement des pays riches. François a une obsession: jeter des ponts, des ponts et encore des ponts. Pour lui, le premier pont, c’est serrer la main. Pas de rupture, pas de mur, pas de guerre. C’est le message qu’il adresse à l’Europe, être fidèle à ses valeurs, non seulement chrétiennes mais démocratiques et donc, par corollaire, accueillir les migrants. Certaines de ses propositions du 15 août 2017, notamment celle du regroupement familial vont dans ce sens. Il faut comprendre son raisonnement: pour lui, ce sont les pays riches qui créent les déplacements de populations, les réfugiés, la guerre et donc c’est à eux de recréer du développement, d’accueillir et de stopper l’exploitation des pays pauvres.
Est-il réaliste?
Il ne faut pas y voir une forme de naïveté, mais plutôt une remise des choses «au pied de l’Evangile». C’est d’ailleurs ce qu’il rappelle souvent, que nous sommes tous des réfugiés, Jésus le premier. Il se méfie des puissants et va au contact des gens.
La communication n’a-t-elle pas envahie sa mission principale? Lorsqu’il rentre de Lesbos avec trois familles de Syriens musulmans dans son avion, son omniprésence sur les réseaux sociaux…
Son rôle principal, c’est le contact humain. Je dirais que ceux qui lui reprochent un excès de communication sont ceux qui ne sont pas en accord avec ses théories, un peu de la même manière qu’en politique, il est beaucoup plus facile de s’attaquer à la communication autour d’une personnalité que sur le fond de ce qu’elle défend. Ce n’est pas de la communication, c’est en fait un message politique mais tiré de la spiritualité. C’est pour cette raison qu’il n’est ni de gauche ni de droite, parce que la spiritualité dépasse ces clivages. Il bouscule, et à l’occasion de la sortie du livre, je vois des réactions très favorables mais aussi hostiles. Il y a de l’anticléricalisme et de l’antipapisme, mais à mes yeux si la moitié des chefs d’Etat avaient la même façon de penser que lui, le monde n’en serait pas là.
Vous vous considérez comme agnostique. Voyez-vous les choses différemment?
En tout cas, cela ne peut pas vous laisser indifférent, dans le cas contraire, on ne serait pas normal. Cela marque forcément et m’a influencé. Même si j’ai déjà publié 3 livres d’entretiens et que j’ai l’habitude (Le spectateur engagé avec Raymond Aron, Le choix de Dieu avec le cardinal de Paris, Jean-Marie Lustiger et L’unité d’un homme avec Jacques Delors ndlr), cette fois-ci, le sentiment est plus fort car il y a une portée mondiale. François n’a aucune puissance en dehors de celle du verbe. C’est fascinant, car on est là au cœur de la communication politique, les mots, uniquement les mots. Les papes sont en général assez justes politiquement, mais quand François s’exprime, c’est unique. Les rencontres humaines se font sur plusieurs aspects, mais c’est sur le plan socio-historique que nous nous sommes rencontrés: l’horreur de la guerre, une vision mondiale des choses etc… Quant à l’aspect religieux, je verrais. Ce que je peux dire, c’est que s’il y avait dix chefs d’Etat qui avaient cette liberté, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Se pose-t-il la question de sa popularité?
Non, il ne s’en préoccupe pas. Il sait qu’il est très populaire mondialement et bien évidemment cela lui fait plaisir, les relations avec la Curie étant difficiles. D’une certaine manière, il fait un peu comme Jean-Paul II, il s’appuie sur l’extérieur pour essayer de faire bouger un peu l’intérieur. D’où son surnom de pape de la mondialisation et ses nombreux déplacements en Colombie, au Bangladesh … même s’il n’aime pas trop voyager. Il a quand même 80 ans. François est avant tout un spirituel et un pasteur. Mais il dit que si on ne tient pas compte de notre Terre-mère, tout va exploser. Donc, s’occuper de la sauvegarde de l’écologie, réduire les inégalités économiques et sociales, donner à manger à tout le monde, ce sont des conditions politiques pour que la spiritualité existe. En cela, il incarne une vraie rupture avec ses prédécesseurs.
Mais n’est-ce pas plus facile pour un pape d’avoir cette liberté d’esprit?
Les autres papes n’allaient pas aussi loin que lui dans le rappel des valeurs de la simplicité et de la pauvreté. Jean-Paul II dénonçait les inégalités moins directement mais sur un plan théologique, pas sur un plan sociopolitique. En plus, 50% des catholiques ne sont pas d’accord avec François. Il n’est pas naïf et en a conscience, il préfèrerait d’ailleurs qu’ils soient d’accord avec lui, mais il ne lâchera pas, notamment sur l’immigration. Pour lui, l’immigration est la figure de l’Homme.
Marguerite Silve (A Paris)