Beyt Byout, 2007, ou comment j’ai écrasé mes enveloppes à bulles, Beirut Sepia, Titre provisoire… A travers ses œuvres dramaturgiques, Chrystèle Khodr remue la mémoire d’une ville, pour penser le théâtre comme un espace collectif.
Dans l’œuvre de Chrystèle Khodr, comme fil rouge de son œuvre, l’impact de la mémoire, comme un impact de balle, urgent, évident. «C’est tellement évident pour moi, dit Chrystèle Khodr. Je ne sais pas comment l’expliquer. Ça revient tout seul. Le théâtre, c’est l’art de la mémoire par excellence». Ephémère, une pièce est jouée et disparaît, le fait théâtral n’arrive que le temps de la représentation, et pourtant, on doit pouvoir s’en rappeler, le raconter, puisqu’on ne peut pas le montrer. Le théâtre, comme mémoire du corps, de la parole, de l’esprit, de l’intellect. Le théâtre comme art collectif également, jamais individuel. «Collectivement, à quoi penser d’autre, aujourd’hui encore, surtout pour des gens de notre génération? Il y a quelque chose qui va au-delà de la guerre: comment faire ce lien avec les gens qui nous ont devancés, sentir qu’on a une lignée, pour pouvoir continuer à vivre dans ce pays? Car le théâtre est lié à l’endroit où on est, il est lié à la ville. Comment établir un lien si cette dernière change tous les jours?». D’où l’importance évidente de la mémoire, des archives, pour ne pas oublier. «Ça existe dans tous les pays qui ont vécu des guerres, mais ici, c’est très facile de convaincre les autres qu’il ne s’est rien passé».
Un acte d’amour
A Beyrouth, la plaie saigne toujours. Parce que pour la cicatriser, il faut la remuer, il faut accepter de se mouiller, d’affronter les horreurs qu’elle contient, de s’y impliquer au prix de sa sérénité apparente, de mettre sa vie sur scène, d’affronter sur les planches ce qu’on n’affronte pas dans la vie. Chrystèle Khodr aborde dans ses pièces des thématiques lourdes à porter, pétries dans les pleurs, les larmes et l’anxiété. «Mais à long terme, ça sauve, ça permet de prendre du recul, de pénétrer au plus profond des choses et de les questionner».
Elle le fait, parce que c’est le parcours qu’elle a choisi, justement parce qu’elle n’avait pas le choix. Le théâtre s’est presque imposé à elle. Sa passion, son énergie, son amour, elle les puise du théâtre, pour mieux les injecter au théâtre. «Il me sauve la vie. Toutes mes vraies relations sont à l’intérieur du théâtre. C’est vraiment un acte d’amour. Je ne peux pas faire une pièce avec quelqu’un que je n’aime pas. Il faut aimer, se disputer et s’entraîner, tous les jours. Je ne peux pas trouver cela ailleurs. Si je ne faisais pas de théâtre, je ne vivrai pas à Beyrouth».
C’est portée par sa sœur, l’auteure dramaturge Arzé Khodr, que le théâtre s’infiltre dans la vie de Chrystèle dès son plus jeune âge, aboutissant à des études théâtrales à la Faculté des Beaux-arts de l’UL achevées en 2001, avant de s’enrôler à l’Institut La Salle, à Bruxelles, spécialisé dans le théâtre de mouvement, suivant la pédagogie classique de Jacques Lecoq. Sa première expérience théâtrale au Liban, Beit Byout, en 2009, était une application de son apprentissage bruxellois, où son corps racontait l’histoire. En 2010, elle écrit 2007, ou comment j’ai écrasé mes enveloppes à bulles, une pièce épistolaire autour du sentiment d’amour durant la guerre. Puis c’est Beirut Sepia, où elle parle de son sentiment de défaite quand elle marche dans les ruelles de la ville, quand elle imagine les souvenirs démolis au rythme des bulldozers.
Entretemps, entre le Liban et ses voyages, son parcours s’enrichit de nouvelles et d’anciennes rencontres, notamment avec les membres de Zoukak. Durant quelques années, elle n’écrit pas, se consacrant au travail collectif avec cette troupe, dans trois pièces: La mort vient par les yeux, Celui qui a tout vu, et Battle scene.
Acte de mémoire
Dans les archives familiales, Chrystèle Khodr retrouve une cassette audio que son oncle avait envoyée à son père, en 1976, quand il était en Suède. Ce sera le point de départ de sa nouvelle création. En 2013, elle rencontre au Festival Sens Interdits, Lyon, l’artiste syrien, Waël Ali, avec qui elle trouve des points communs, dont la mémoire. Ils travaillent ensemble sur ce projet, qui regroupe également Bissane el-Charif (scénographie), Khaled Yassine (musique), Hasan al-Balkhi (lumière) et Toni Geitani (vidéo). Titre Provisoire tente de raconter, à la lumière de l’actuelle guerre syrienne, l’histoire de l’émigration au Proche-Orient, et de l’aborder comme une histoire partagée, commune aux peuples de la région, en attendant sa présentation à Beyrouth, en octobre-novembre.
C’est dans ce même contexte d’une expérience commune que s’inscrit l’installation La première fois dans un jardin, je suis rentré, aux studios Zoukak les 4, 5 et 7 mai, de 15h à 20h. Basée sur des témoignages de Palestine, du Liban, d’Irak et de Syrie, cette performance interactive questionne les premières expérimentations sexuelles en temps de crise. En attendant, sa prochaine création sur laquelle elle planche déjà: une pièce sur le théâtre, à travers quatre actrices libanaises.
Toutes ces œuvres interrogent, d’une manière ou d’une autre, le théâtre, et la problématique qui lui est inhérente, ici, dans cette partie du monde: «Comment faire du théâtre en état de catastrophe? Et pourquoi?». Si le théâtre s’inscrit dans l’urgence, il est à la fois urgent dans son importance, dans les questions qu’il soulève, non seulement à Beyrouth, mais dans les régions aussi, et avec une population qui n’y va pas normalement, d’où l’importance vitale des interventions théâtrales sociales.
«C’est sûrement un choix difficile et courageux de faire du théâtre; on en paie le prix tous les jours, au niveau des finances, de la stabilité, de l’énergie, de l’esprit toujours préoccupé par les fonds, le public, la pièce». Loin de tout a priori ou jugement, Chrystèle Khodr vit passionnellement au cœur du théâtre, «qui se porte bien au Liban, et c’est très bien pour un pays qui n’a pas d’institutions publiques. Pour nous, chaque jour est un miracle».
Nayla Rached